Après plusieurs années de développement, Mathieu Pradat a connu une année 2024 faste avec la présentation de deux expériences multi-utilisateurs en festivals. Après THE ROAMING à Cannes, c’est RENCONTRES qui faisait sa première mondiale à la Mostra de Venise. Ce dernier projet est né d’un long processus, notamment avec plusieurs semaines de développement du prototype à la Villa Formose. Retour sur une odyssée créatrice.
Cover: ENCOUNTERS @ Venice Immersive 2024 📸 Lin-Yunchen
Comment l’idée du projet RENCONTRES a surgi ? Comment avez-vous pensé à ce projet ?
Mathieu Pradat – Je ne me souviens pas précisément de comment ce projet m’est venu. Peut-être à partir de notes dans un carnet quelque part, un rêve ou même un rêve éveillé, dans lequel j’ai vu quelques scènes du premier chapitre. Dans ce chapitre il y a un intrus, une sorte de figure humaine qui jaillit de nous, qu’on essaie d’atteindre sans le pouvoir. Quand la figure humaine semble se calmer, il y a des conciliabules, des gens se regroupent en cercle et chuchotent. Impossible de faire partie de leur groupe. On voit comme dans un miroir sans reflet. J’imaginais que ces gens étaient sur l’eau et que, parfois, ils se reflétaient au-dessus de nous, l’eau jouant alors ce rôle de miroir.
M. P. – Quand j’ai imaginé ces scènes, j’ai réalisé des dessins et j’ai eu l’envie de faire l’expérience RENCONTRES (ENCOUNTERS). J’y ai réfléchi et c’est ensuite devenu quelque chose de plus conscient. Quand j’ai commencé à dessiner et à écrire ce premier chapitre, il s’appelait La Foule.
M. P. – J’ai cherché des partenaires parmi les professionnels que je connaissais, surtout parmi les personnes avec qui j’ai travaillé sur L’ERRANCE / THE ROAMING (2018). En présentant le projet devant différentes institutions, nous nous sommes rendu compte de la complexité du projet et de la difficulté de le faire visualiser, car il mélange saturation et minimalisme – d’une façon un peu surréaliste. Nous voulions mettre en avant la présence des utilisateurs dans l’espace et leur participation par des interactions collectives, en étant tous ensembles.
Sur le côté esthétique, comment vous êtes-vous inspiré ?
M. P. – Pour l’esthétique, on ne se rend pas toujours compte que nous ne partageons pas tous les mêmes références. Chaque personne comprend les choses selon sa propre histoire. Dans le cas de RENCONTRES, moi personnellement, j’avais en tête les films noirs des années 40, comme DOUBLE INDEMNITY de Billy Wilder, des films avec des hommes en imperméable et ce type de chapeaux, qui vont te chuchoter un truc et te tuer juste après, sans que tu aies même eu le temps de comprendre pourquoi. Des gens m’ont parlé à l’issue de l’expérience RENCONTRES du surréalisme et de Magritte. Le rapprochement n’était pas conscient de ma part.
M. P. – J’avais aussi imaginé le fait que les figures humaines vibraient visuellement en fonction de la distance. Loin ce sont des silhouettes, proches, elles sont pleines, détaillées. Les spectateurs sont guidés vers elle. C’est un travail sur l’attention. Dans le même ordre d’idée, une sorte de traînée composée de triangles blancs se dépose au passage des personnages et il est toujours facile de savoir d’où ils viennent et où ils vont. Dans ce paysage minimaliste où l’on cherche à comprendre de quoi le monde qu’on nous présente retourne, ces principes simples rendent l’expérience aisée, intuitive et vibrante, en mouvement.
M. P. – Le fait d’ajouter de l’eau au sol ou les séquences de pluie ont été inspirées des films d’animation de Miyazaki et des films de Hsiao-Hsien Hou. Afin d’encourager les utilisateurs à interagir, je savais que je ne voulais pas inclure une voix off qui dicterait des instructions, comme dans les documentaires classiques, mais donner une marge de liberté au public.
RENCONTRES est une expérience très ambitieuse et complexe par rapport à la mise en forme. Quels sont les défis que vous avez pu affronter?
M. P. – Je pensais que RENCONTRES serait un projet plus simple, c’était mon ambition, car les grands projets sont très difficiles à développer et mettent du temps à avancer. J’avais quand-même l’idée d’inclure de l’eau dans le projet donc je me suis mis en contact avec le développeur André Berlemont et le studio SoWhen?, The CreaTech Company, co-fondé par Freddy Koné et Mohamed Marouène. C’était une vraie chance de travailler une équipe ayant une vraie expertise, qui réfléchit la production de chaque projet. Je pense avoir pris la bonne décision en proposant à Mohamed et Freddy d’être coproducteurs et pas juste prestataires, ça nous a permis de réfléchir ensemble à l’intégralité du projet.
M. P. – Notre grand défi a été d’essayer d’intégrer l’eau dans l’expérience multi-joueurs. Au début, quand nous proposions cette option aux gens, nous entendions tous les sons de cloches. Ils nous disaient que ce n’était pas possible, qu’on devait faire attention aux infrarouges, aux potentielles réflexions infinies, à la difficulté de réguler la lumière, etc. Je pensais qu’on n’allait pas réussir à démarrer le projet et à passer la phase de prototypage. Nous avons eu la chance de parler avec Agnès Alfandari, qui était à ce moment-là directrice du numérique à l’Institut Français, et qui a pu nous orienter vers une résidence liée à Novembre Numérique. Nous avons aussi eu l’opportunité de travailler sur le projet pendant à Quito grâce à la Résidence Quito – UDLA Immersive Residency, organisée par le NewImages Hub du Forum des images, en partenariat avec l’Alianza Francesa et l’Université des Amériques, (UDLA). On s’est alors rendus compte que la production de RENCONTRES était plus simple que celle de THE ROAMING. L’équipe pouvait travailler comme elle voulait, mais il y a alors eu la covid-19. La pandémie a fait prendre du retard à la production.
M. P. – J’ai tenté de mettre ce temps à profit pour aboutir à un scénario solide, qui a été très stable pendant toute la production, ce qui n’est pas toujours mon fort. J’ai étendu et développé le principe de saturation de mondes au départ minimaliste : et à la nourriture que mangent les êtres vivants, des oiseaux, des moyens de transport, etc. Je souhaitais que l’expérience soit très contrastée, noire, dure, bien que drôle par moment au début, mais pleine d’espoir à la fin, et que cet espoir provienne des participants eux-mêmes. Nous avons donc créé une expérience participative, ce qui a été une des dimensions les plus lourdes à aborder en production, avec le développement multi-utilisateur. Nous avons eu beaucoup de chance de compter sur le soutien du CNC pour l’écriture et pour le développement.
M. P. – On a cherché à faire un prototype multijoueur, mais à cette époque-là, HTC n’avait pas encore sorti le VBMS avec le système de marquage sur le sol ou les murs, qui sont aujourd’hui très utilisés. Nous devions aussi faire attention au code, qui est très exigeant parce que dans RENCONTRES presque tout est interactif, ça se ressent énormément dans la narration, avec la sensation de saturation d’espace. Nous sommes restés sur ce qu’on voulait faire, même si ça a demandé plus de travail aux développeurs, que j’ai directement engagés en production.
M. P. – Pour trouver une solution à ce moment-là, nous avons pris des casques autonomes qui venaient de sortir et nous avons ajouté des trackers Vive sur les casques Quest avec des pattes imprimées en 3D. Donc en fait on se servait du système de tracking outside-in des HTC VIVE pour fonctionner avec du inside-out des Meta Quest.
De quelle façon la résidence Villa Formose à Taïwan vous a permis de développer encore plus le projet ?
M. P. – Nous avons été sélectionnés pour la résidence Villa Formose à Kaohsiung et l’expérience fût formidable. Ça a été une découverte incroyable pour toute l‘équipe. Là-bas, nous nous sommes concentrés sur la dimension participative dans l’expérience et sur l’interaction des utilisateurs avec les êtres digitaux. En plus, nous avons implémenté la possibilité d’enregistrer un message vocal, une sorte de haïku, pendant l’expérience, qui peut être rejouée dans les versions suivantes. Pour l’instant, en tout cas, on récolte ces premiers enregistrements.
M. P. – À Taïwan par la suite, nous avons principalement travaillé la partie sonore, avec une équipe vraiment talentueuse constituée des designers sonores Chieh Wen Meng, du développeurs YuJie Huang et du réalisateur sonore JinYao Lin animés par la cheffe de projet Jamie Lin et la productrice Estela Valdivieso Chen de Serendipity Films. Pendant la résidence, les équipes françaises et taïwanaises sont entrées dans une si belle synergie que nous avons donc décidé de prolonger en les invitant à la résidence suivante à Avignon, pendant laquelle nous avons eu le grand soutien de Véronique Baton du Grenier à Sel. Là-bas ( où nous avions déjà pu avant d’aller à Taïwan travailler en multi-utilisateur, avec de l’eau dès la fin du Covid)., et avec Freddy Koné et Loïc Vigor nous avons beaucoup développé et rationalisé les aspects interactifs. Grâce au Grenier à Sel, nous avons encore eu l’opportunité d’inviter des publics très divers à essayer cette première version complète.
Pourquoi avez-vous conçu ce modèle d’interaction un peu plus libre ?
M. P. – En 2023, pendant la résidence de création au Grenier à Sel, à Avignon, nous avons testé le dispositif de l’expérience à grande échelle, pour se confronter aux difficultés que le format multijoueur peut présenter. On a ainsi observé les différences de comportements chez les utilisateurs, avec ceux qui aiment expérimenter, interagir, et ceux qui prennent une attitude plus passive d’observateur. Après l’expérience, les utilisateurs ont également répondu à un questionnaire. C’est de cette façon que nous avons pu apprendre, de manière très libre et un peu expérimentale, parce que personne ne sait vraiment ce qu’il faut faire dans la création.
M. P. – J’adore le fait que la réalité virtuelle puisse être hétérogène. Dans les expériences immersives on peut agir ou pas, donc il y a toujours la possibilité de simplement regarder et des fois on oublie ça.
M. P. – Il y a eu un moment où nous nous sommes tous intéressés à l’interaction, donc dans les expériences il fallait absolument que les gens agissent. Mais la réalité virtuelle est une simulation, et dans cet environnement digital, peut-être que les gens ont juste envie de regarder. Je me suis assez vite rendu compte de ça, ce que je trouve très intéressant, surtout dans une expérience multi-joueurs. Donc nous avons aussi décidé de laisser la place à la contemplation. Par ailleurs, nous avons construit un ensemble d’interactions collectives (nourrir les oiseaux, rentrer dans les cercles, etc.), qui encouragent le public à se demander ce qui va se passer ensuite.
Après une session de travail dédié à la distribution du projet avec SoWhen?, RENCONTRES c’est un flightcase avec une feuille A4 plastifiée d’instructions, 6 casques VR et un micro pc de 5 cm. Le déploiement prends montre-en-main 20 minutes, pour une expérience multi-utilisateur de 6 personnes et 40 minutes.
https://www.mathieupradat.com/index_realisateur_rencontre.html
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