CREW est un collectif artistique pionnier de la performance XR, basé à Bruxelles et spécialisé dans la construction et l’interrogation de formes immersives étendues, mêlant performance et technologie dans des espaces à grande échelle. – Dans le cadre du projet européen Realities In Transition, ils ont accompagné l’artiste ukrainienne Letta Shtohryn au cours de sa résidence qui s’est déroulée en 2024 à iMAL – Art Center for digital cultures & technology.
Cover: Anxious Arrivals, CREW
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Partenaire du dispositif, XRMust vous propose une série d’entretiens d’artistes dédiés à l’art numérique.
Propos initialement recueillis en anglais par Céline Delatte|Dark Euphoria
Version anglaise sur le site de Realities in Transition
Traduites par Mathieu Gayet|XRMust
Céline Delatte – Je suis heureuse de vous rencontrer tous les trois, Eric, Istjar et Haryo ! Merci d’avoir accepté cette interview alors que vous venez de terminer votre collaboration avec Letta Shtohryn sur son projet « Чули ? Чули ». Pour commencer, pourriez-vous me dire un petit mot pour présenter votre collectif ?
Eric Joris – Nous sommes un petit collectif d’artistes, de technologues et de scientifiques, principalement actifs dans les domaines de la XR et de la réalité virtuelle. Nous sommes issus du monde du théâtre, ce qui explique la nature performative de tout ce que nous faisons. Nous aimons développer les outils qui nous semblent nécessaires pour faire avancer le média que nous explorons.

C.D. – Comment définiriez-vous les réalités étendues (XR) ?
Isjtar Vandebroeck – Il y a beaucoup de discussions à ce sujet. À l’origine, le nom viendrait de la production virtuelle et d’une idée de « tournage étendu » où la caméra peut parcourir un plateau avec des écrans LED et le dépasser pour continuer dans des mondes virtuels. De manière générale, , les gens cherchaient un nom qui puisse regrouper les différents types de réalités alternatives telles que la VR, l’AR, la MR… Ces définitions, à l’exception de celle de la VR, ont tendance à changer en permanence. À un moment donné, il s’agissait d’informatique spatiale, un terme datant d’il y a un certain temps, qu’Apple est en train de reprendre. La nomenclature et les différents types de définitions sont en constante évolution, mais pour nous, cela n’a pas vraiment d’importance. Nous avons tendance à parler de technologies immersives. Aujourd’hui, il s’agit de XR, alors nous utilisons la XR parce que c’est ce que les gens consomment, mais cela complique un peu les choses parce que beaucoup de gens n’ont aucune idée de ce qu’est vraiment XR (réalité étendue). C’est un mot porte-manteau pour l’AR (réalité augmentée), la VR (réalité virtuelle) et la MR (réalité mixte), mais même la définition entre la AR et la MR change tout le temps, ce qui n’est pas très clair…
E. J. – Ce que nous faisons est principalement ce que l’on appelait dans un passé récent la « réalité mixte ».
C. D. : Quel terme utilisez-vous pour décrire ce que vous faites ?
I. V. – Je pense que notre principal effort porte sur la réalité virtuelle et nous utilisons ce terme de manière générale, mais nous reprenons l’idée de XR pour étendre la VR à la scénographie et à d’autres choses de ce genre. C’est ainsi que nous travaillons actuellement, je pense. Mais en prépare un nouveau : « réalités fragmentées ».
C. D. – Très pertinent celui-là ! (rires En tant que pionniers de la performance immersive, comment avez-vous débuté dans la XR ? Et comment a-t-elle évolué depuis ?
E. J. – Nous avons réalisé en 2002 un spectacle avec un artiste paraplégique (« Philoctetes »), et nous avons dû développer des outils pour lui permettre de manipuler un bras/une jambe robotisé(e) qui était comme une extension de son corps. Ce concept de « prothèse » a ensuite été transposé pour la VR. Le public pouvait-il se trouver à la place de l’acteur paralysé, à l’intérieur de la machine pour ainsi dire ? La réalité virtuelle existait à l’époque, mais elle nécessitait des équipements coûteux comme les ordinateurs Onyx et des casques très lourds. Sur ce coup-là, nous avions eu la chance de travailler avec l’Université de Hasselt et un brillant ingénieur, Philippe Bekaert, avec qui nous avons développé une alternative aux outils VR de l’époque ; un outil que nous pouvions emmener sur scène, basé sur la vidéo et qui pouvait réaliser de nombreuses choses que la variante numérique n’était pas capable de faire. Philippe a presque tout construit à partir de zéro : des caméras 360°, un code pour le streaming en direct, un système de suivi etc. Le plus gros problème s’est toutefois avéré être l’utilisation de ce nouveau média en lien avec un public : comment communiquer, raconter, jouer nous-mêmes, et comment faire en sorte que le public expérimente, comprenne et interagisse… ? Les limites de notre configuration nous ont obligés à trouver des solutions que nous utilisons encore aujourd’hui.
E. J. – Puis, en 2014-15 environ, nous sommes revenus à la version numérique 3D de la réalité virtuelle, qui, à ce moment-là, était encore très « assise » et limitée par la zone autour du spectateur. Une fois encore, nous avons essayé de faire bouger les choses, ce qui est toujours la base de notre travail…

I. V. – Il y a un aspect important qui perdure dans notre façon de travailler. Depuis le début, il y a ce qui se passe du point de vue de l’industrie : un encouragement des usages plutôt individuels, axés vers une consommation à domicile et de l’autre côté il y a ce que nous souhaitons faire de cet outil d’un point de vue théâtral., qui n’est pas l’usage initial de cette technologie.Nous continuons à travailler de cette manière et cela continue à être une friction dans le domaine, parce que les investissements vont dans une direction et nous avons envie de développer cet outil dans une autre direction. Récemment, avec les expériences basées sur la localisation, nous sommes ravis que cette vision artistique et collective que nous partageons, même si elle est parfois commerciale et un peu vulgaire, ait l’occasion de se déployer davantage.
E. J. – Un avantage important que nous avons toujours est la collaboration avec des chercheurs, non seulement des technologues mais aussi des philosophes de l’art et des médias, des neurologues, des psycho physiciens… Nous en sommes venus à considérer la VR comme un média de transition : elle peut créer de fortes illusions, mais la moitié de son existence est ancrée dans le monde réel et physique. Contrairement au cinéma, avec la VR, vous passez d’une réalité à l’autre. Votre action dans cet état « intermédiaire » est l’aspect le plus intéressant et c’est précisément pour cette raison qu’elle est aussi la plus difficile à gérer du point de vue du créateur, du réalisateur, de l’artiste.
C. D. – Quels sont vos outils XR préférés ? Les outils spécifiques que vous aimez utiliser pour construire vos expériences ?
I. V. – Lorsque j’ai rejoint CREW, ils travaillaient déjà avec la Mocap et les moteurs de jeu. J’avais des habitudes dans un moteur de jeu différent, alors nous sommes passés d’Unity à Unreal, ce qui, je pense, était un bon choix parce que nous avons vu qu’il y avait plus de potentiel, en particulier dans les projets de recherche où nous nous trouvions, où nos partenaires utilisaient les mêmes choses.
I. V. -Le passage de la Mocap optique à la Mocap inertielle a constitué une étape importante, parce que nous voulons construire des expériences dans de grands espaces et qu’avec la Mocap optique, nous sommes toujours limités à un volume plus petit parce que cette technologie nécessite d’avoir des caméras tout autour de la zone à capter Avec les combinaisons de Mocap inertielle, on peut se déplacer plus librement dans différents types d’espaces.

I. V. – Ensuite, nous travaillons avec Unreal Engine, principalement parce que les artistes disposent d’un peu plus d’outils qu’avec Unity. Nous travaillons également beaucoup avec des scans 3D que nous traitons. Personnellement, je travaille beaucoup avec Houdini pour la modélisation 3D et procédurale. Haryo utilise davantage Blender. Nous avons chacun nos propres méthodes de travail. Nous utilisons également des objets trackés (trackers Vive + trackers personnalisés de UHasselt). Pour nous, l’idée est de créer une sorte de machine, comme une plate-forme que nous pouvons adapter aux espaces. Et dans ces types d’espaces, nous pouvons commencer à réaliser nos performances.
I. V. – Aussi, nous sommes toujours en train de vérifier les dernières mises à jour pour voir si nous pouvons faire de nouvelles choses, ce qui rend certains développements assez difficiles. Il fut un temps où nous devions faire développer du code spécifiquement pour nous, mais aujourd’hui nous pouvons travailler davantage avec les outils disponibles parce qu’il y a une poussée industrielle. Si un outil existe dans l’industrie, nous l’utilisons. Si nous devons inventer nos propres produits, nous essayons de le faire en collaboration avec nos partenaires dans les projets de recherche de l’UE tels que PRESENT, MAX-R; ou EMIL dans lequel nous nous trouvons actuellement.
E. J. – En réalité, les outils que nous aimons le plus sont ceux qui nous emmènent dans une expérience vivante et incarnée,où ils peuvent renforcer l’acteur, l’interprète et, dans un avenir très proche, le public.

I. V. – Il faut essayer de développer une vision technologique et de s’engager dans des choses qui existent déjà, mais aussi essayer de développer de nouvelles choses, dans de nouvelles directions et ne pas se contenter de suivre le flux de ce qui se passe d’une certaine manière.
C. D. – À propos de la résidence de Letta : quels outils, quelles idées, quelles méthodes avez-vous pu partager avec elle pour l’aider à aller plus loin dans son projet ?
I. V. – Elle avait un scan historique d’un site archéologique à Malte avec lequel elle avait des difficultés. Comme nous avons une grande expérience de la numérisation 3D (Leica BKL360, Lidar), nous avons pu l’aider à l’optimiser pour qu’elle puisse l’utiliser, car elle ne pouvait pas le faire auparavant. Elle était très limitée par sa puissance de calcul. Nous avons des ordinateurs puissants qui lui ont permis d’essayer de nouvelles choses, de travailler plus vite, ce qui, je pense, l’a aidée à accélérer le processus créatif et à réduire un peu la friction entre ce que vous voulez faire et la manière dont vous pouvez le faire.
Haryo Sukmawanto – Nous travaillons avec beaucoup de ces technologies, comme la capture de mouvement et Unreal Engine, que Letta utilise également, mais d’une manière différente… Il était donc très intéressant de voir sa propre pratique de ces outils. Par exemple, avec la capture de mouvement, là où nous voudrions une plus grande fidélité, elle utilisait davantage les imprécisions destructrices de sa combinaison de capture de mouvement et la manière d’incorporer cela dans son expérience… Alors que nous visions une immersion totale ; elle utilisait Unreal Engine presque à partir d’un arrière-plan de joueur, comme avec les streams Twitch et des choses comme ça. C’était donc agréable de voir que nous avions les mêmes itinéraires, les mêmes routes, mais des chemins différents.
C. D. – Auriez-vous des conseils à donner à un collectif ou à un artiste qui commencerait avec la XR ?
E. J. – Ce n’est pas facile pour les jeunes artistes parce qu’il faut acquérir des compétences et de la maturité en faisant beaucoup d’expérimentations, avec des outils souvent onéreux. La VR est très complexe par nature et nécessite beaucoup de compétences. Il faut pouvoir s’entraîner sur l’artistique, mais aussi le technologique… Alors, comment et où est-ce qu’on pratique tout cela à la fois ? Dans les arts du spectacle, vous avez une structure depuis bien longtemps, vous travaillez avec tout un ensemble de corps de métier et avez des temps et espaces dédiés pour construire une pièce collectivement. Mais pour les artistes individuels dans le milieu de la XR, c’est plus compliqué de trouver des espaces dédiés…

E. J. – Pendant un certain temps, nous avons rêvé de construire une infrastructure basée sur notre vision de la VR à grande échelle, un environnement que nous pourrions partager avec d’autres artistes et leur présenter. Nous poursuivons toujours ce rêve de créer cet espace…
C. D. – Mais je suppose que les résidences créent ce genre d’espaces…
I. V. – C’est vrai ! C’est bien aussi que depuis quelques années, la séparation entre ce qui est artistique et ce qui est technologique soit moins nette. Par exemple, Letta était très indépendante dans sa façon de travailler. Il y a une chose dans la VR qui fait que lorsque les gens commencent, ils ont une mauvaise conception de ce que c’est. Ils commencent donc à travailler et se perdent un peu parce qu’ils essaient d’appliquer des concepts de film ou différents types d’idées qu’ils ont de ce que c’est censé être. Letta a déjà une bonne expérience, et on l’a simplement aidé à avancer, sans la guider ou la mentorer, mais plutôt en l’accompagnant.
E. J. – Contrairement à d’autres arts, il n’existe pas encore de norme pour définir ce qu’est un « bon » ou un « mauvais » artiste XR. Ce qui est un luxe : le médium est encore ouvert à bien des égards, tandis que les conservateurs semblent emprunter des normes et des besoins artistiques au cinéma, aux arts visuels, aux jeux…
C. D. – Et finalement, où voyez-vous aller la VR ?
I. V. – Il y a vraiment une poussée vers les expériences multi-utilisateurs que nous voyons dans l’industrie. Malheureusement, à l’heure actuelle, les budgets sont surtout réservés à des travaux plus commerciaux, toujours assez individuels, alors que je pense qu’il y a une meilleure direction à prendre que de jouer au golf à la maison avec un casque Quest.
E. J. – Je pense que les concepts de collaboration, de travail en ligne et de grande surface dans la VR incarnée restent les plus intéressants et les plus prometteurs. Notre concept de zone étendue et le développement d’outils en direct sont censés y répondre. Étendre la VR, ou considérer la VR plutôt comme un élément d’une chaîne d’autres médias et informations semble également être la prochaine étape logique vers une utilisation et une mise en œuvre plus larges. Sur les marchés de niche, la VR deviendra de plus en plus utile, voire deviendra un besoin. Il faudra cependant un certain temps avant que la VR ne devienne un article grand public. Il y a encore beaucoup de place pour l’expérimentation, pour découvrir des cas d’utilisation et des expériences inconnues. Dans le domaine des arts, nous devrions mener cette exploration, plutôt que d’attendre que l’industrie nous fournisse les outils ou les formats.

I. V. – Nous essayons de créer une sorte de porosité entre les différentes réalités mais il y a des progrès techniques que nous attendons encore... Le fait d’avoir un corps dans la VR lorsque vous portez le casque est encore un problème qui n’est pas complètement résolu. Il existe des solutions, mais elles sont plutôt bizarres. Cela prend beaucoup d’espace et de temps, vous ne pouvez pas vraiment travailler sur autre chose. Nous aimerions également voir s’il est possible, avec une sorte de Mocap ou autre, de faire en sorte que le public soit présent aux côtés des personnes portant un casque, afin que les barrières deviennent plus fluides et que nous puissions recommencer à travailler sur la manière de gérer cette friction entre les différentes réalités d’une manière plus approfondie. Il existe actuellement de nombreuses avancées dans ce domaine, qui sont jusqu’à présent trop coûteuses pour que nous puissions les utiliser. Mais je pense qu’elles ont un grand potentiel artistique et qu’elles permettent de développer l’idée de XR au-delà d’un simple terme qui rassemble les choses, mais vraiment comme un concept à part entière.
C. D. – Pour conclure, quelles sont vos principales sources d’inspiration ? Si vous avez des livres, des films, des jeux vidéo ou quoi que ce soit d’autre qui vous a inspiré pour conceptualiser votre vision de la XR ?
I. V. – En fait, nous avons une blague au sein de CREW avec l’un de nos acteurs. Chaque fois que nous mettons le casque, il dit : « Vous connaissez Matrix ? » (Rires)(…)
I. V. – Je suis un grand fan de science-fiction. J. G. Ballard et des choses comme ça. Mais nous essayons de faire en sorte que notre travail ne soit pas trop connoté science-fiction, car cela devient très facilement un cliché du médium et on se retrouve immédiatement dans l’esthétique du jeu vidéo. C’est quelque chose que nous évitons, même si j’adore personnellement les jeux vidéo, par exemple, Death Stranding est une grande source d’inspiration pour moi. Différents types de choses : Stalker de Tarkovsky, Hellraiser de Clive Barker, Ghost in the Shell, The Atrocity Exhibition de J. G. Ballard, Journey, un jeu vidéo très émotionnel, Titane de Julia Ducourneau, Cronenberg, Junji Ito, etc.)
E. J. – Les performances du collectif japonais Dumb Type dans les années 90, le travail de Stelarc, les vidéos de Matthew Barney et plus récemment celles de Laure Prouvost m’ont ouvert les yeux. En littérature, Carlo Rovelli et Alva Noë sont une grande source d’inspiration.
E. J. – Je viens de lire une réflexion intéressante sur ‘Peer Gynt‘ d’Hendrik Ibsen. La pièce dépassait les capacités du théâtre de l’époque : les séquences d’images dans le langage et la composition visuelle ne sont devenues techniquement possibles que dans le média ultérieur du cinéma. En gardant cette observation à l’esprit, quels films, jeux ou spectacles actuels pourrions-nous choisir qui dépassent les capacités de leur support et qui devraient en fait utiliser la technologie XR ?
E. J. – Quoi qu’il en soit, il faut avoir une bonne vision de ce qui se passe autour de soi en termes de livres, de films et de toutes sortes de choses. Mais cela ne nous conduit pas directement à faire quelque chose. C’est plutôt : « Oh, pouvons-nous utiliser ceci ou cela ». Mais si vous cherchez des choses qui auraient pu être une source d’inspiration ou qui ont été vraiment utiles pour moi, je citerais La Jetée of Chris Marker (…)
I. V. – Je pense qu’un autre film est très important pour nous. Ce n’est pas un film que j’aime particulièrement, mais il illustre très bien certains des concepts sur lesquels nous travaillons : il s’agit d’Inception (Christopher Nolan). Je pense que ce film nous a influencés parce qu’il fonctionne également avec différentes couches d’immersion qui interagissent. Personnellement, lorsque j’ai vu ce film, il m’a donné envie de créer des mondes…

E. J. – Nous avons utilisé l’exemple d’« Inception » lors d’une conférence du CVMP en 2011, en affirmant de manière un peu provocatrice que nous préférerions FAIRE ce qu’est Inception plutôt que de raconter son histoire. Avec notre configuration de « changement de tête » à ce moment-là, nous pouvions en effet « fabriquer la réalité ».
E. J. – En fait, si l’on observe de loin notre utilisation quotidienne de la technologie et des médias, il est clair que notre réalité entière est déjà très stratifiée. C’est ce que Ballard appelait « la science-fiction d’aujourd’hui ».
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