« Slow Walker » de Peder Bjurman (Artiste, scénariste et réalisateur) était l’une des œuvres d’art « XR » programmées dans le cadre du L.E.V. Festival 2024 à Gijón. Pour Realities In Transition, Dark Euphoria l’a interrogé sur sa relation avec la XR, son parcours artistique et ses outils préférés…
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Partenaire du dispositif, XRMust vous propose une série d’entretiens d’artistes dédiés à l’art numérique.
Propos initialement recueillis en anglais par Céline Delatte|Dark Euphoria
Version anglaise sur le site de Realities in Transition
Traduites par Mathieu Gayet|XRMust
Céline Delatte – Bonjour Peder. Tout d’abord, pouvez-vous nous faire part de votre approche personnelle de la XR ?
Peder Bjurman – J’aime combiner les choses et j’aime utiliser plusieurs couches de création dans toutes mes productions. S’il s’agit d’une production scénique, il est très gratifiant d’aller de l’avant avec les nouvelles technologies, et j’essaie de le faire dans chaque projet. Pour Slow Walker, un programme de réalité augmentée (AR) est apparu comme une solution à un problème, proche des expériences mobiles de réalité augmentée. C’est en sachant cela que j’ai développé l’œuvre. J’ai beaucoup travaillé au Québec, où les artistes conceptuels sont souvent appelés « Idéateur », un mot qui n’existe pas en France. J’aime donc me considérer comme l’idéateur de ce projet, mais je suis bien sûr tributaire de beaucoup d’autres personnes : techniciens, animateurs, compositeurs…
C. D. – En effet, il faut plusieurs techniciens pour ce genre d’expériences. Étant donné que vous venez du domaine de la performance, quels liens voyez-vous entre la performance et la XR, je veux dire le lien avec le concept d’« espace » ?
P. B. – Dans Slow Walker, il ne s’agit pas d’un spectacle déambulatoire, mais il s’accompagne d’une narration : il a un début et une fin et fonctionne comme n’importe quelle production théâtrale : vous demandez à votre public de s’immerger dans l’histoire et d’y rester. Dans cette expérience spécifique, je m’adresse directement au public, mais à travers le « tardigrade », l’animal. C’est moi qui écris, mais c’est l’animal qui parle au public. C’est un personnage aveugle, gros comme un petit cochon ou comme Bouddha. Je le considère comme un personnage et j’ai aimé écrire pour lui. Il y a quelques années, à New York, j’ai eu un nuage comme protagoniste. C’est très amusant de trouver des acteurs principaux non humains, de raconter leur histoire et de passionner le public. En ce sens, je considère toujours qu’il s’agit d’une performance, plus que d’une installation.

C. D. – Et en fait, comment avez-vous commencé avec la XR ? Comment avez-vous découvert les réalités étendues pour la première fois ?
P. B. – J’ai réalisé une production théâtrale à Stockholm à partir d’un roman suédois très célèbre, Doctor Glas, avec l’acteur Krister Henriksson originaire de Wallander. J’ai commencé à réfléchir à la manière dont ce spectacle pourrait se poursuivre, étant donné qu’il a fait le tour du monde au cours des dix dernières années. Puis le Corona est arrivé et je me suis dit : « Pourquoi ne pas faire une promenade audio ? Et la solution XR que nous avons trouvée était l’outil parfait. Nous avons fini par créer une application très populaire qui vous permettait de vous promener seul, lorsque les théâtres étaient fermés, en entendant la voix de l’acteur. Lorsque vous tourniez un coin de rue, vous tourniez une page, pour ainsi dire. C’est comme si vous pouviez parcourir les pages du roman en temps réel.
C. D. – Impliquait-elle déjà la réalité augmentée ?
P. B. – Oui. À certaines occasions, nous avons utilisé les haptiques du téléphone, l’image de l’écran avec des objets augmentés, et le géo-positionnement pour suivre la vitesse du public, afin de synchroniser tous les textes et les effets sonores spatiaux avec les positions exactes. L’expérience a été construite et distribuée par le biais de l’application Promenad. Le GPS, la navigation, la carte ont été construits dans Unity, et le suivi AR dans ArKit et ArCore. Une combinaison d’audio stéréo, binaural et spatialisé a été appliquée tout au long de l’expérience, à la fois pour la voix, la musique et tous les effets. Un véritable défi en termes de timing, mais qui s’est avéré gratifiant à la fin.
C. D. – Quel est votre outil XR préféré ? On peut supposer qu’il s’agit de la réalité augmentée, mais pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
P. B. – Je ne suis pas un fidèle absolu de l’AR, mais j’aime le dispositif de création d’illusions qu’elle propose. Je veux que l’illusion s’installe, je veux qu’elle soit impressionnante et énorme. Je suppose que j’utiliserais n’importe quel nouvel outil à mes propres fins pour convaincre le public d’une illusion. Mais je leur dis aussi qu’il s’agit d’une illusion parce que je crois qu’il faut révéler ses tours au fur et à mesure qu’on les applique. Ce dernier projet que nous montrons ici est un véhicule parfait. On pourrait presque croire que le tardigrade est là, qu’il mesure 30 mètres de long et qu’il surgit de nulle part : c’est comme s’il y avait une fissure dans le temps et qu’il se mettait soudain à vous parler.
C. D. – Et quels sont les outils techniques concrets nécessaires pour construire une telle expérience ?
P. B. – Nous dépendons de Google, ce qui est à la fois bon et mauvais. Ils ont un outil fantastique, appelé ARCore. Il permet au téléphone de connecter toutes sortes de sources d’informations différentes. Votre GPS et votre gyroscope sont impliqués, la boussole aussi. Les centaines de photos prises sur le site sont traitées en direct par une IA qui lit les bâtiments et détecte où se trouve votre point de vue, et cette combinaison nous permet de diriger et de chorégraphier le tardigrade autour de la place. Il peut alors vous « détecter » et vous parler directement. Il s’adresse au public, de n’importe où où il se trouve sur la place. J’aime que l’objet numérique, notre Tardigrade, puisse être dirigé comme un acteur.

C. D. – À vous entendre, cela ressemble vraiment à une pièce de théâtre ! Et où trouvez-vous globalement vos inspirations ?
P. B. – J’ai lu beaucoup de littérature sur la réalité et les objets, comme OOO et la neuropsychologie, pour trouver où et comment la fiction et la réalité s’entrecroisent. Dans ce projet, j’ai aimé jouer avec la réalité et les conceptions qu’on s’en fait. La façon dont nous percevons les objets numériques et dont nous apprenons à nous y adapter et à y croire est une question importante pour moi. Je pense que nous ferions mieux de commencer à croire en la réalité des objets numériques et de leur monde, parce que nous allons bientôt y vivre. Je ne suis pas transhumaniste, je suis plutôt conservateur, mais je pense qu’il va falloir prendre le contrôle des technologies, les adapter à nos besoins et à l’humanité, et les mettre au service de nos propres objectifs, plutôt qu’à celui des grandes entreprises technologiques. Pour l’instant, ce sont elles qui dirigent le monde et qui mènent la danse.
P. B. – Il y a ce philosophe intéressant, Timothy Morton, qui a beaucoup de lecteurs dans ma génération. Il a collaboré avec de nombreux artistes comme Laurie Anderson et Björk. C’est un éco-philosophe, pourrions-nous dire, avec son célèbre livre « Dark Ecology ». Mais il est aussi un fervent adepte de l’OOO (Ontologie Orientée Objet), et il a inventé le terme « Hyperobjet », qui désigne des phénomènes et des objets fabriqués par l’homme et trop grands pour être appréhendés par l’esprit humain.
P. B. – Avec ces objets, nous ne pouvons pas vraiment comprendre leur étendue, ou leur taille, comme avec l’internet, le réchauffement climatique, ainsi qu’avec beaucoup d’autres choses créées par l’homme. Les pluies acides, par exemple, qui peut vraiment les comprendre ou les englober ? Oui, vous pouvez toucher une goutte de pluie, mais vous ne pouvez pas saisir l’ensemble de l’image.
P. B. – Mon projet Tardigrade a été en partie inspiré par la lecture de ce texte et des textes d’Edmund Burke sur la beauté et le sublime ; « une délicieuse horreur, une sorte de tranquillité teintée de terreur » lorsqu’il décrit l’expérience d’une œuvre d’art ou d’un phénomène naturel.
C. D. – Dans ma vision personnelle de la réalité, nous sommes des sortes de petits cercles et boucles en mouvement et en évolution, incorporés et imbriqués dans des cercles et boucles plus grands et des boucles qui sont elles-mêmes dans de plus grands etcetera. Cela a donc beaucoup de sens pour moi… (rires)
P. B. – Il y a aussi Catherine Malabou, une grande écrivaine française qui parle de neuropsychologie et du cerveau, et de la meilleure façon de s’adapter aux nouvelles conditions.

C. D. – Pouvez-vous nous expliquer un peu plus comment vous collaborez avec les entreprises et les techniciens qui travaillent sur vos projets ?
P. B. – En général, je propose une idée. Je leur lance un défi : « Pouvons-nous faire cela ? » Il s’agit souvent d’un défi délicat, d’un problème difficile. Ils proposent une solution ou une proposition de solution, et nous commençons à la développer. Puis ils disent « Il nous faut le scénario pour le 24 » et je commence à écrire. Ensuite, je dis « J’ai besoin de regarder l’animation de l’objet, pour écrire ». C’est donc un échange mutuel de propositions, de délais et de collaborations autour de chaque détail : mouvement, ambiance sonore, UX, etc. Chaque mouvement est animé comme une véritable animation dans Blender en utilisant Unity. DVA Creative Technologies a développé à la fois l’application et l’animation et je leur dis comment rendre l’animal humain, attachant ou plus vivant et réel. Ensuite, nous assemblons les pièces du puzzle. J’apporte la musique qui donne la longueur de la pièce. Ensuite, nous ajoutons les textes et les sons spatialisés spécifiques. Pour la première fois, nous avons eu recours à l’IA pour les voix off, en l’occurrence ElevenLabs, ce qui a été très délicat et a pris beaucoup de temps. Pour l’adoucir, nous avons dû baisser la tonalité et ajouter de nombreuses micro-pauses, afin de lui donner un air plus humain. Nous l’avons fait bégayer un peu et chuchoter, ce qui est très rare dans ces programmes de voix-off.
P. B. – Lorsque j’ai téléchargé l’application pour accéder à « Slow Walker », j’ai vu que vous aviez des expériences différentes. Est-ce un choix personnel de regrouper toutes vos expériences dans une seule application ?
P. B. – Cela va devenir une application Slow Walker séparée où l’on ne pourra voir que ce projet, mais pour des raisons de calendrier, nous avons décidé d’utiliser la plateforme déjà existante de DVA où se trouvent mes autres œuvres. Mais je pense qu’à terme, cela deviendra un monde Slow Walker séparé, rassemblant toutes les versions et toutes les langues.
C. D. – Auriez-vous des conseils à donner pour trouver des ressources spécifiques sur la XR ?
P. B. – Il existe des lieux où l’on peut voir des projets et des choses intéressantes. Paris à quelques lieux pour l’art et les expériences numériques (comme la Gaîté Lyrique, The Nemo Biennale, Bains Numériques). Montréal est un hotspot pour le développement des réalités étendues, et ce depuis un certain temps (SAT, Mutek, Elektra, Phi Center).
C. D. – Auriez-vous un dernier conseil à donner à un artiste ou à un créatif qui souhaite se lancer dans la XR ?
P. B. – Ne pas avoir peur de ne pas savoir. Je suis toujours un amateur quand je commence et j’essaie ensuite d’apprendre les ficelles du métier. La courbe d’apprentissage est très raide, comme je vous l’ai dit. Ensuite, vous pouvez lentement commencer à les utiliser vous-même pour créer de petits objets et des expériences. Aujourd’hui, il y a tellement de gadgets et de programmes qu’il est impossible de s’y retrouver.

C. D. – Et maintenant, pour conclure cette discussion, où pensez-vous que la XR se dirige et où voudriez-vous qu’elle se dirige ?
P. B. – Je pense que la réalité virtuelle est trop limitée parce qu’elle n’est pas une expérience collective. Nous sommes des animaux collectifs, nous aimons partager des choses ensemble. J’ai réalisé de nombreuses œuvres, comme des projections holographiques, qui sont autant d’expériences collectives, et il semble que les gens apprécient d’être ensemble. Dans ma « Cloud Machine », j’ai connecté le public à l’aide de capteurs, de lecteurs manuels de lignes de la main, pour qu’il se sente comme un seul groupe. Nous les avons lus collectivement et avons ensuite reflété leur comportement dans la programmation de ce nuage parlant : une boucle de rétroaction. Les spectateurs ont senti que leur propre présence influençait la structure et le comportement de la pièce elle-même. Je pense que l’avenir devra être plus collectif. En voyant vos camarades de jeu par exemple, ce qui est possible dans la VR. La société Tin Drum a créé une expérience numérique à partir du dernier concert de Ryuichi Sakamoto, où vous voyez également les autres membres du public ainsi que des objets numériques qui flottent dans l’espace. C’est très émouvant, car il est décédé peu de temps après le tournage et l’enregistrement. Je pense que l’avenir de la XR se situe dans ce domaine, dans des expériences artistiques sur mesure et profondément personnelles.
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