La XR européenne traverse une zone grise : prolifération d’œuvres ambitieuses, multiplication de festivals, soutien intermittent des fonds publics mais peu d’institutions capables de proposer un modèle stable, durable et lisible pour le public. Dans ce paysage fragmenté, BOZAR qui a trouvé son écrin dans le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (1928), apparaît comme une exception. Non pas par une course à l’innovation technologique, mais par une stratégie patiente, transversale, économiquement maîtrisée, et, surtout, profondément réfléchie.
Entre screenings VR réguliers, installations performatives, programmation thématique et collaborations institutionnelles, BOZAR esquisse ce qui pourrait devenir un modèle institutionnel européen de l’immersif. Un modèle où la XR ne serait plus une expérimentation périphérique, mais une forme culturelle à part entière, intégrée à un projet artistique global.
Cover: CONVERSATION WITH THE SUN, Theater Commons Tokyo ’24 📸 Shun Sato

Retour sur un entretien avec Juliette Duret (responsable du département cinéma, BOZAR) et Emma Dumartheray (coordinatrice des expositions et arts numériques, BOZAR).
Cet article fait partie de notre couverture French XR in Benelux, une initiative 2026 en partenariat avec l’Institut français aux Pays-Bas, l’Ambassade de France en Belgique et l’Institut français du Luxembourg, visant à promouvoir le dynamisme des écosystèmes locaux dédiés à la création immersive. https://xrinbenelux.fr
Le contexte de départ : fragmentation et absence de centre XR en Belgique
BOZAR évolue dans un écosystème hautement actif mais dépourvu d’infrastructure centrale.
Entre l’iMAL pôle d’avant-gardes numériques, radical, peu orienté vers le grand public ; le KIKK cet espace d’innovation design-technologie, festivalier ; ANIMA, puissant dans l’animation, mais avec une XR encore émergente et des offres commerciales VR modélisées sur le gaming, sans enjeu culturel, BOZAR n’entre pas dans un espace saturé, mais dans un vide structurel produit par l’absence de lieux capables d’articuler innovation artistique, diffusion régulière et accessibilité publique. Ce diagnostic n’est pas anodin : c’est ce qui lui donne un rôle pivot mais aussi une responsabilité institutionnelle forte.
Les idées sont collectivement questionnées et les propositions pour le public s’installent car « même si nous avons pris une place, nous cherchons toujours à savoir comment nous pouvons évoluer » rapporte Juliette Duret.
L’innovation curatoriale : une XR pensée comme médium, non comme technologie
La première innovation est épistémologique : BOZAR refuse la division courante cinéma / numérique / XR. La XR n’est pas un élément étranger ; elle s’insère dans une écologie artistique préexistante.
La porosité comme méthode curatoriale
BOZAR offre une approche non segmentée : cinéma, arts numériques, performance, installation et IA se croisent. Sans oublier les jeux vidéo « qui ont une résonance artistique, font appel à un univers esthétiquement intéressant, immergent dans un monde, font réfléchir le public » souligne Emma Dumartheray.

L’hybridation des écritures comme outil de programmation
BOZAR ne s’interdit rien. Entre « œuvres performatives » comme SONGS FOR A PASSERBY ou CONVERSATION WITH THE SUN ; récits 360° avec The Man Who Couldn’t Leave ou encore Goliath et dispositifs narratifs hybrides (IA, VR, vidéo), l’offre est riche.
Cette hybridation est une réponse à un problème bien identifié. Les institutions qui isolent la XR produisent un effet-musée ; celles qui la technologisent produisent un effet-gadget. BOZAR contourne ces deux pièges.
La normalisation institutionnelle : la principale innovation du modèle BOZAR
Dans la plupart des lieux culturels européens, la XR reste une exception : un festival, un événement, un « moment ». BOZAR opère un renversement : la XR devient une pratique culturelle régulière, non spectaculaire.
Le screening VR mensuel : un rituel, non un événement
Les VR Film Screenings mensuels font de la XR un usage culturel stable, comparable au cinéma documentaire ou expérimental.
Intégration dans l’infrastructure existante
Pas de salle dédiée isolée : la XR habite les espaces déjà actifs. Elle n’est pas « à côté », elle est « dans ».
Une économie maîtrisée
Coupler des collaborations avec des artistes de renommée internationale tout en continuant à « programmer de la VR non interactive dans notre salle de cinéma, une fois par mois avec une curation exigeante et par thématique » comme le rappelle Emma Dumartheray, voilà sans doute un équilibre programmatique efficace.
La XR peut fonctionner sans subvention structurelle spécifique, à condition d’être : régulière, raisonnablement technique et calibrée pour des formats lisibles.

Conséquence structurelle : BOZAR devient un nœud de circulation
Les œuvres XR ne disparaissent plus après leur tournée festival. Elles trouvent un accueil durable, ce qui manque cruellement à la filière. L’innovation est donc institutionnelle, non technologique. La XR cesse d’être « extraordinaire », elle devient culturelle.
La soutenabilité économique : un modèle basé sur la sobriété
La maîtrise des moyens, longtemps considérée comme un frein dans l’immersif, devient chez BOZAR un levier stratégique : diffuser davantage en simplifiant, stabiliser en réduisant la complexité technique. La sobriété n’est pas un compromis : elle est un moteur.
Le 360° comme colonne vertébrale
Le recours aux films 360° permet une diffusion continue, une maintenance légère, une programmation large internationalement et une expérience collective.
Cela crée une XR désalignée des logiques coûteuses (tracking complexe, installations lourdes).
L’équipe XR distribue la charge
Aucune cellule XR spécialisée à BOZAR, mais une équipe transversale. Cela réduit la dépendance aux expertises techniques rares et construit une culture interne de l’immersif. Tout cela ayant été favorisé par le fait que BOZAR bénéficie du plan de relance européen jusqu’en juin 2026.
Le choix de formats reproductibles
La « VR performative », interactive n’est pas abandonnée, mais elle complète, elle ne structure pas l’économie. BOZAR privilégie un modèle réplicable, ce qui constitue une innovation dans le champ culturel.Ces paramètres conduisent aussi BOZAR à avoir une offre démocratique avec des billets pour le VR film screening autour des 10-12 euros. Des séances qui sont, chaque fois, sold out.

BOZAR comme opérateur systémique : collaborations, diplomatie culturelle, structuration
La stratégie XR de BOZAR dépasse la simple programmation.
Le dialogue entre des expertises sectorielles différentes, comme celles représentées par Juliette Duret avec le cinéma et Emma Dumartheray et le monde des expositions, enrichit la stratégie partenariale de l’institution.
Par sa localisation géographique et ses liens institutionnels, BOZAR entretient un rapport lucide sur les politiques publiques culturelles des pays européens. « Nous faisons des propositions [de dispositifs] aux présidences européennes » partage Juliette Duret, notamment avec le VR film screening qui a l’avantage d’être peu onéreux.
Ce rôle quasi consultatif auprès des présidences de l’Union européenne révèle quelque chose de plus profond : en l’absence d’une politique immersive structurée au niveau européen, ce sont les institutions culturelles elles-mêmes et non les instances politiques qui élaborent les premiers cadres méthodologiques. BOZAR en est un exemple éclairant.
Un modèle à trois piliers
- Pilier 1 : VR Film Screenings
Fonction : stabilité
Type d’expérience : cinéma immersif
Rôle : normalisation, création d’un public durable - Pilier 2 : XR performative
Fonction : ambition artistique
Type d’expérience : présence, interaction, espace
Rôle : maintenir l’innovation narrative - Pilier 3 : Arts numériques / IA
Fonction : écologie élargie
Rôle : éviter le cloisonnement du médium
Ce triptyque articule soutenabilité, expérience artistique et innovation conceptuelle.
Bien que cohérente, cette structuration révèle les tensions de la filière XR : pénurie d’œuvres abouties, dépendance aux festivals, fragilité technique, équipe réduite, un marché en construction.
BOZAR objectivise les contraintes. Cela fait partie de sa force.

Conclusion : BOZAR, une innovation institutionnelle. Vers un standard européen de l’immersif culturel ?
BOZAR n’a pas inventé de technologie. Il n’a pas multiplié les casques, ni produit des dispositifs spectaculaires.
Son innovation est infrastructurelle : BOZAR a créé une méthode stable pour que la XR devienne un médium culturel régulier.
Ce que BOZAR démontre que la XR peut être programmée et économiquement soutenable ; qu’elle peut être intégrée à des espaces existants et vivre hors des festivals ; qu’elle peut devenir un langage culturel, et non un événement technologique. Juliette Duret a un vœu, que « ces œuvres soient vues, soient expérimentées, reçoivent des retours, puissent créer de l’argent, qu’elles puissent avoir un box-office qui régénère un fonds ». Il faut un véritable réseau européen « pour faire tourner ces œuvres et donc réduire les coûts. »
Ce modèle institutionnel, fondé sur la normalisation plutôt que sur la spectacularisation, pourrait constituer la première base méthodologique d’un réseau institutionnel XR européen.BOZAR ne cherche pas à être avant-gardiste. Il cherche à être structurel. C’est là, précisément, son avancée la plus forte.



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