Photojournaliste et correspondant de guerre, Karim Ben Khelifa a opéré une transformation au début des années 2010 en cherchant une nouvelle façon de s’exprimer face aux problématiques sociales et politiques contemporaines. En se tournant vers les nouveaux médias, et après une formation à Harvard puis au MIT, il a proposé l’une des premières expériences XR LBE avec THE ENEMY en 2017, et le voici de retour avec SEVEN GRAMS (également produit par Chloé Jarry x Lucid Realities), une expérience en réalité augmentée qui interroge notre rapport aux smartphones – et dont il est également le narrateur.
Loin d’être totalement critique sur notre environnement numérique ou sur l’obsolescence programmée bien trop rapide de nos matériels, Karim Ben Khelifa souhaite nous mettre face aux questions évidentes de notre responsabilité de consommateur. Et surtout, en se faisant pédagogue avec SEVEN GRAMS, il offre quelques pistes de réflexion, d’actions pour que notre rôle ne soit plus forcément celui de citoyen passif.
Passer du réel au virtuel, des conflits à la non-fiction story
K. B. K. – Voici près de dix ans j’ai été invité à Harvard pour y étudier pendant un an comme fellow, où j’ai choisi la Harvard Business School (HBA) – alors qu’à la base je n’ai pas dépassé Bac -3 et que j’avais 40 ans à ce moment-là ! Mais comme j’aime aller là où on ne m’attend pas, ça a été très enrichissant. Une vraie expérience à part entière, et un apprentissage total. Dans les universités anglo-saxonnes, on vous met en situation comme au théâtre : ce ne sont pas des cours de lecture de texte. J’ai transposé ces méthodes d’ingénieurs et de scientifiques au monde artistique ; la scalabilité à chercher, les bons mots-clés à trouver, la curiosité et la force à avoir pour tenir un projet. De ça, je me définis comme un non-fiction storyteller.
K. B. K. – J’avais en effet la sensation d’avoir fait le tour de mon métier de photojournaliste. J’ai collaboré avec la plupart des grandes parutions mondiales, touché leurs audiences (New York Times, Le Monde, etc.). Pour être honnête, j’étais assez frustré de ne pas pouvoir faire plus. Que faire face aux conflits en cours ? Comment amener les lecteurs à s’y intéresser réellement, s’impliquer ? Les nouveaux médias me semblaient fascinants sur ce point-là. On voit beaucoup d’engagement sur des combats comme l’écologie, au niveau local. Il m’a fallu trouver des idées similaires pour intéresser les gens à la guerre, et celles de notre siècle.
Créer une histoire : où commencer
K. B. K. – C’est une question de point d’entrée. J’ai inversé le médium, et l’audience, en plaçant cette dernière au centre de mon attention (audience centric). Dans SEVEN GRAMS, l’expérience se termine sur un appel au spectateur pour agir. On a construit le projet autour d’un public plutôt jeune (16 à 23 ans). C’est une audience qui aime les expériences digitales, l’interaction avec les questions posées, et s’engager. Définir une cible est un critère essentiel, et qui a été confirmé dès nos avant-premières (Haal, Bayeux, GIFF à Genève…). Nous avons travaillé avec l’université de la Sorbonne sur les retours utilisateurs (mais également sur les langages à utiliser), et une meilleure compréhension de ce que nous proposions.
Karim Ben Khelifa – SEVEN GRAMS est né pendant la production de THE ENEMY dès 2015 (initié avec le MIT Open Documentary Lab à l’époque). Mon regard s’était porté sur la source de plusieurs conflits au El Salvador, Palestine et Congo. Dans ce dernier pays, le rôle des ressources est primordial. J’ai donc visité avec mon assistant plusieurs mines artisanales à Goma et aux alentours, filmant avec une caméra 360. En les photographiant, j’ai vu l’ironie d’utiliser mon smartphone pour capturer cette réalité. Après THE ENEMY je suis revenu naturellement sur ce sujet, et réfléchi à l’histoire que je souhaitais raconter, de façon très organique, simple. Proposer une expérience en réalité augmentée, avec le smartphone, renforce cette idée et l’impact sur le spectateur.
Conserver l’esprit critique : la technologie VS la technologie
K. B. K. – Quand on travaille sur de telles thématiques, il faut offrir aux utilisateurs des moyens de continuer à en parler, de communiquer autour de celles-ci. Je veux être à l’écoute du public pour comprendre comment mieux construire nos expériences numériques (XR). En l’occurrence ce sont les premiers spectateurs qui nous ont demandé d’y ajouter un QR code. C’est un moyen de communication favorisé par certains collectif militants lors de manifestations ou dans l’espace public (en Allemagne où il y a moins de contraintes sur l’affichage public) : il y a une vraie volonté d’engagement de leur part, qui répond à notre époque malheureusement très anxiogène. Tout cela est très positif ! Et ça me motive dans mon rôle de passeur d’information.
K. B. K. – Le message n’est pas de boycotter tous les univers numériques pour arrêter le système, mais de comprendre les enjeux pour mieux travailler avec la société civile dans les pays concernés (en Afrique, Asie…). Il faut améliorer les choses pour eux avant tout, remonter les solutions trouvées. Trouver des circuits plus sains, imaginer des règles de travail sur place, discuter avec les entreprises mondiales concernées (Samsung, Apple… qui n’ont pas d’excuses financières en l’occurrence). Les injustices constatées doivent nous conduire à remettre au centre du jeu l’éthique et le respect pour les gens sur place. Je veux vraiment dire au spectateur “que peut-on faire ?”. Face à l’obsolescence programmée, par exemple, il y a des lois qui sont à l’étude au niveau européen. Il y a de l’espoir ! Il faut que les citoyens soient informés, et impliqués.
K. B. K. – Avec un projet comme SEVEN GRAMS, il faut tout d’abord imaginer le support sur lequel travailler. Et les médias traditionnels ne peuvent accueillir les démarches que nous proposons. J’ai d’abord exploré l’AR, puis il a fallu trouver des idées pour “accrocher émotionnellement” le spectateur avec une confrontation à l’humain. Des témoignages que j’ai pu rapporter du Congo, j’ai imaginé logiquement une partie animée avec un court métrage autour d’un mineur congolais – avec des techniques au fusain très naturelles, qui permettraient de faire passer la violence, la résilience des ces histoires. Et si on revient aux questions de cible, ça marche très bien !
Créer un espace expérientiel : l’apport de la XR
K. B. K. – Quand j’ai découvert les nouveaux médias avec THE ENEMY, je voulais vraiment raconter la vraie vie – et confronter le public avec ces réalités. Pour moi le journalisme devrait devenir plus expérientiel : les narrations se consolident, l’intérêt des lecteurs s’intensifient. Ils veulent que les histoires soient dans l’espace, la physicalité. Je veux atteindre les sens, l’émotion du public. Et cela reste des hypothèses, des tests pour le créateur que je suis – je me trompe plusieurs fois sur le chemin avant d’arriver au bout d’un projet : les problématiques sont complexes, les stéréotypes faciles. Et c’est bien entendu le cas pour le sujet de SEVEN GRAMS. Il y a beaucoup d’informations dans l’expérience. Le design interactif et sonore a été un vrai challenge. Pour autant, lors de nos tests, la rétention d’informations était très bonne ! Pour moi le rôle actif du “passager” dans l’histoire aide énormément : on s’engage sans réellement le savoir.
K. B. K. – J’utilise la technologie, le smartphone, pour son bien et son mal. On ne peut pas ignorer les problèmes des nouvelles technologies, de ces grands consortiums économiques. Mais des solutions existent, et nos téléphones peuvent être parties prenantes des solutions à envisager. J’opère un effet de miroir pour exposer ma problématique, sans prétendre que la technologie est négative. J’ai fait des tests dans mon entourage auprès d’adolescents qui ont fait SEVEN GRAMS, et ensuite ils ont eu plus de questions autour de l’usage du smartphone, d’une utilisation responsable – notamment à demander d’acheter d’occasion son premier téléphone.
K. B. K. – Il faut un élément émotionnel dans toute histoire. Mais la narration immersive permet une vraie interaction avec l’utilisateur, une connexion. Je regarde évidemment le sujet que je souhaite aborder, et rendre visible l’invisible – c’est vrai par mes photos, puis mes projets XR. Mon prochain sujet est encore à l’étude, mais je vais continuer dans ce sens…
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