Face aux tensions économiques et au contexte géopolitique actuel, la dépendance aux Big Tech, tous secteurs confondus, n’a jamais été aussi manifeste. Le domaine de la XR ne fait pas exception : créateur·rices, producteur·rices et distributeur·rices s’appuient largement sur ces technologies, qu’il s’agisse de logiciels, de matériel ou d’infrastructures. Mais de quelle dépendance parle-t-on réellement ? Existe-t-il des alternatives viables permettant de s’en affranchir ? Des professionnel·les de la XR partagent leurs visions et explorent des voies d’émancipation possibles.
Cover: A-Reality 2008-2013 / Adelin Schweitzer (deletere)
Associées à la gouvernance de Donald Trump, les grandes entreprises américaines de la Tech – X et Meta en tête – focalisent les tensions. Symboles d’un néo-impérialisme – ce que certain·es qualifient de technoféodalisme – ces sociétés sont la cible d’appels au boycott. Plus largement, la domination des Big Tech (GAFAM côté américain et BATX côté chinois) soulève des enjeux cruciaux d’ingérence (exemple au sein d’instances politiques) et de sécurité des données…. et même, osons le dire, de censure, alors que l’accès à ces outils numériques pourrait être conditionné au bon vouloir de ces géants du numérique. Dans le domaine de la XR, ces interrogations prennent une acuité particulière, alors que l’essentiel des logiciels et du matériel provient d’acteurs américains. Ainsi, les créateur·rices (artistes, studios de fabrication) et producteur·rices utilisent en très grande majorité deux moteurs de jeu aux licences propriétaires initialement développés pour le gaming et aujourd’hui exploité dans divers domaines d’activités (entertainment, construction, aérospatial et militaire…). D’un côté Unreal Engine édité par Epic Games, une entreprise américaine ; de l’autre Unity, entreprise à l’origine danoise passée sous pavillon américain. Il existe également d’autres moteurs comme celui d’Apple développé pour le casque Apple visio Pro et des solutions open source comme Godot Engine. Autres solutions américaines couramment observées chez les créatifs : TouchDesigner (société canadienne) qui permet la génération en temps réel de visuel en interaction avec le son ou des données issues de capteurs ; Max ou Ableton Live ; ou Adobe Creative Cloud qui offre des outils de 3D et de texturing performants (notamment depuis le rachat de l’entreprise française Allegorithmic), etc… Bien que certaines solutions soient accessibles en open-source, comme Blender qui semble faire une percée sur le marché (en atteste le désormais oscarisé Flow – coproduit par Sacrebleu Productions, également vainqueur du dernier Venice Immersive avec Ito Meikyu), le premier constat est sans appel : l’offre des logiciels est en très grande majorité sous le giron d’entreprises étasuniennes et accessibles sous licences propriétaires.
Une dépendance aux briques technologiques et au hardware…
La puissance des éditeurs réside, en partie, dans leur capacité à fédérer des communautés d’utilisateur·rices et à proposer un écosystème technologique cohérent. Grâce à des briques complémentaires – bibliothèques de code, frameworks, plug-ins – accessibles en open source ou à des tarifs attractifs, ces entreprises favorisent la création et accélèrent le développement. Pour Maxime Touroute, artiste et développeur de logiciels dédiés à la création numérique, s’affranchir des moteurs et logiciels propriétaires est une piste envisageable mais a un coût financier prohibitif. En revanche, il juge “insensé de se priver des outils bas niveau qui servent absolument à tout et offrent une immense palette créative.” Un avis partagé par Amaury La Burthe, associé de Tiny Planets, ex-fondateur du studio Novelab et co-initiateur de CEPIR (cas d’étude pour un immersif responsable) : “Les bibliothèques de spatialisation sonore ou de gestion des contrôleurs, entre mille autres choses, apportent des fonctionnalités indispensables aux développeurs. Elles font gagner un temps précieux en limitant le travail de développement et de debugging, un confort essentiel pour les créateur·rices d’œuvres XR qui ne peuvent pas être partout à la fois.”

Du côté des équipements XR, le marché est aujourd’hui largement dominé par quelques firmes internationales – Meta, Google et Apple, et quelques challengers comme Pico ou HTC. Ces acteurs contrôlent non seulement la distribution des contenus via leurs casques, mais participent aussi à leur production. “La dépendance vient souvent du fait que les GAFAM financent des contenus pour renforcer leur propre écosystème : lorsqu’un constructeur investit dans un film ou un jeu, il est logique qu’il en attende une exclusivité, même temporaire”, explique Paul Mezier, co-fondateur d’Acute Immersive, une plateforme de streaming dédiée à la vidéo immersive. Récemment, Meta a assoupli sa politique en ouvrant son catalogue à davantage de contenus non financés directement. Une décision qui a bousculé l’industrie : “Suite à ces nouvelles orientations, de nombreux studios habitués à produire grâce à ces financements ont dû réduire leurs équipes, voire fermer”, témoigne Paul Mezier. Cette domination des géants du hardware, qui pratiquent une intégration verticale en diversifiant leurs activités, pose ainsi la question de la dépendance des acteur·rices de la XR. “Avec une communauté de 3 milliards de profils et des fonds marketing quasi illimités, Meta capte l’attention des utilisateur·rices et imposent durablement leurs technologies”, analyse Charles-Henri Marraud des Grottes, spécialiste XR et fondateur de MIZIK, une plateforme qui allie réalité virtuelle et karaoké (lire le dossier XRMust sur les Musicverse).
Quels investissements vis-à-vis des infrastructures ?
De manière générale, la dépendance se joue aussi au niveau des infrastructures du numérique comme les serveurs, les solutions cloud etc… Un sujet qui ne concerne pas uniquement la XR et qui s’amplifie à l’heure de l’émergence de l’intelligence artificielle générative sollicitant énergie et nouveaux espaces de stockage. Mais peut-on réellement faire face aux mastodontes que peuvent être Microsoft, Amazon ou Apple ? Charles-Henri Marraud des Grottes estime que l’Europe s’est sans doute trompée de cheval de bataille : “Il y a eu trop de réglementation qui a freiné l’innovation et l’investissement sur les infrastructures et les écosystèmes. L’Europe a préféré miser massivement sur des applications métavers sans comprendre que ce n’est pas la conception graphique qui compte.” Cette question des infrastructures est loin d’être négligeable tant les investissements sont conséquents (le chiffre de 109 milliards d’euros a ainsi été avancé en France lors du Sommet pour l’action sur l’IA en 2025). A l’inverse, cette focalisation sur l’infrastructure révèle, selon Grégory Chatonsky, “une approche technocratique qui privilégie le quantitatif sur le qualitatif. Cette vision, que l’on peut qualifier de “syndrome de la grosse voiture”, néglige les dimensions sociales et culturelles de l’innovation technologique. Elle reflète un imaginaire de la puissance qui fait écho à d’autres domaines technologiques, où la course à la performance prime sur la pertinence des usages.” Invitant à une politique en faveur des auteurs, l’artiste franco-canadien, prend à contrepied la question de l’investissement. “Au lieu d’investir massivement dans les infrastructures, la France pourrait développer un écosystème favorisant l’expérimentation sociale et culturelle. Cela passerait par la création de résidences d’artistes-chercheurs en IA, le soutien à des projets expérimentaux à échelle humaine, et le développement de formations hybrides mêlant art et technologie. Cette approche permettrait également d’investir dans la recherche fondamentale sur des modèles d’IA plus efficients et écologiquement responsables”, une analyse sur l’IA, facilement transposable pour la XR et qui fait écho à la conviction profonde de Mourad Bennacer, responsable du développement artistique à la SAT à Montréal : “Les artistes d’arts numériques sont les bêta testeur·euses des changements sociétaux sur le plan technologique. En détournant les outils, ils et elles offrent de nouvelles perspectives. Leurs réflexions se retrouvent toujours dans le débat public quelques années plus tard.”
Favoriser l’open-source et la création de communs
Malgré cet état des lieux, les créateur·rices conservent tout de même un libre arbitre ; une marge de manœuvre qui leur permet parfois de s’orienter vers des alternatives open-source. Bien sûr, il ne s’agit pas d’opposer systématiquement les logiciels propriétaires aux solutions libres : “EPIC, avec Unreal Engine, adopte une posture très ouverte. Son moteur est régulièrement mis à jour et son accès est facilité pour les artistes et créateur·rices qui ne payent la licence qu’à partir du premier million de dollars de chiffre d’affaires généré” souligne Amaury La Burthe. À l’inverse, Unity a récemment suscité une vague d’indignation au sein de sa communauté après des décisions tarifaires controversées liées à sa stratégie de financiarisation (source). En revanche, l’écosystème open-source se démarque par une communauté engagée qui joue un rôle de régulateur, un garde-fou contre d’éventuelles dérives et qui s’affranchit finalement des logiques d’appartenance nationale. Mourad Bennacer défend une vision collaborative et l’importance de bâtir des communs : “l’objectif n’est pas d’imposer des outils open-source aux artistes, mais de proposer une boîte à outils, de réfléchir à une éthique de travail et de valoriser l’intelligence collective.”

La SAT, en collaboration avec Sporobole, pilote ainsi un programme de recherche autour de l’IA appliquée au domaine des industries culturelles et créatives. “L’idée première est d’identifier les besoins et les usages artistiques, puis de trouver des manières de répondre à ces besoins. Par exemple sur la question du hardware il faudra certainement chercher des alternatives en utilisant des modèles moins énergivores qui peuvent fonctionner sur des raspberry” commente Marek Blottière, chargé de projet innovation à la SAT. Autre illustration de mise en commun, “On pourrait imaginer une mise en commun de la puissance de calcul avec certaines structures pour s’affranchir des solutions de cloud computing des Big Tech”. En Europe des initiatives comme Kyutai travaillent également autour de solutions IA open-source applicables au secteur des ICC. Plus généralement, d’autres institutions et événements de référence comme le ZKM de Karlsruhe en Allemagne ou le festival Impakt d’Utrecht aux Pays-Bas sont engagés en faveur de solutions artistiques open-source.
Développer des outils sur-mesure
Enfin – et c’est peut-être la solution la plus radicale d’émancipation – certain·es artistes font le choix de créer leurs propres outils. A la manière d’Adelin Schweitzer (A-reality ;#Alphaloop), reconnu pour ses détournements technologiques critiquant l’idéologie techno solutionniste Le Test Sutherland (sa prochaine performance en cours de création), vingt spectateur·rices sont ainsi invité·es à faire l’expérience du BUD (Black Up Display), une prothèse polysensorielle d’occultation optique, entièrement fabriquée par l’artiste. Stéphane Buellet et Arnaud Juracek portent également la volonté de développer leurs logiciels, d’abord avec Chevalvert (entre 2016 et 2024) et depuis 2025 avec le studio Machines. D’autres artistes font ce choix radical, à l’image de Maxime Touroute qui justifie l’intérêt d’une telle décision : “Sur la plupart des projets de création ou de médiation où je suis intervenu, utiliser un outil clé en main, ou no-code n’était pas viable à long terme. Ce sont des outils conçus pour d’autres cas d’usages que la création en environnement numérique et finalement on se retrouve souvent à les hacker”. S’en suivent des problèmes en cascade. Tout d’abord l’éditeur a rarement un intérêt à maintenir un logiciel pour un cas d’usage de niche, les créateur·rices devenant ainsi dépendant des mises à jour de logiciels. “La stratégie de vendor lock-in de la Big Tech rend les oeuvres dépendantes de ces outils, et qui pose un risque existentiel, explique Maxime Touroute qui s’est retrouvé à, développer des logiciels sur mesure pour des projets/oeuvres et en assurer leur maintenance et pérennité.” Ses deux logiciels, Revy, une solution permettant de créer toutes typologies de projets en AR et mixte réalité (médiation, création, muséographie, patrimoine…) et Live Maker, permettant d’utiliser des smartphones comme support d’interaction temps-réel, sont ainsi régulièrement mis à jour. “Je n’ai ni le budget, ni le temps suffisant pour développer des solutions sur-mesures pour chaque projet, alors j’ai décidé de concevoir des logiciels réutilisables, de les mettre en commun sur différents projets pour casser les coûts et faciliter l’innovation créative et d’usage” explique t-il.

En effet, la création d’outils “from scratch” nécessite des moyens conséquents, aussi bien en termes de compétences que de temps. Financé par la Ville de Montréal et le Québec, dans le cadre du Plan culturel numérique du Québec, le projet Satellite de la SAT à Montréal, un métavers multiplateforme open-source, en est l’illustration. “L’histoire de Satellite a commencé pendant le Covid. Nous voulions créer une continuité de l’espace physique avec un espace virtuel, en explorant cette idée d’hybridité.. Sur la recherche, c’est le département d’innovation (anciennement Metalab) de la SAT qui a commencé à identifier des outils open source pour explorer les usages des artistes. On est parti sur une solution basée sur Mozilla Hubs (ndlr, fermé en mai 2024), afin de créer une instance autonome avec la possibilité d’ajouter des fonctionnalités spécifiques dédiées au milieu culturel. Nous avons mené des projets et explorations avec des organismes, des musées, des artistes et des chercheur·euses, ce qui nous a permis de dégager des cas d’usage” témoigne Gwendal Creurer, directeur du projet Satellite. Aujourd’hui ce métavers comptabilise un peu plus de 800 utilisateur·rices. Un chiffre difficilement comparable à ceux des Big Tech mais qui rappelle combien ces nouveaux outils s’inscrivent dans un temps long, celui de la R&D. En France, le programme de recherche Industries culturelles et créatives (PEPR-ICCARE), piloté par le CNRS et structuré en sept programmes de recherche (dont COMET sur les environnements virtuels) aura sans doute l’occasion d’accompagner l’émergence de solutions européennes et/ou open-source à se développer.
Un sujet éminemment politique
Enfin, comme dans d’autres secteurs, l’adoption de solutions européennes pourrait être encouragée par des mécanismes indirects, notamment à travers des critères d’éco-conditionnalité et des exigences plus affirmées de la part des financeurs publics et privés. Ce principe s’applique déjà dans de nombreux domaines : dans la mode, par exemple, opter pour des alternatives plus vertueuses implique souvent une production locale. Mais pour favoriser une telle transition dans le numérique, il faudrait repenser l’approche dès la conception des outils et des stratégies d’entreprise. “La plupart des entrepreneur·euses perçoivent la réglementation comme un frein au business, alors qu’elle pourrait être un levier pour orienter l’innovation vers des modèles plus durables et éthiques”, souligne Amaury La Burthe.

Si l’émancipation des professionnel·les de la XR vis-à-vis des Big Tech ne sera possible qu’au prix d’un changement complet de paradigme, une politique numérique européenne d’envergure, ayant posée de réelles règles éthiques, pourrait faire figure d’étincelle à cette transformation systémique. Encore faudrait-il que cette dépendance soit réellement considérée comme problématique.
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