Les œuvres et expériences culturelles en réalité augmentée, virtuelle ou immersive et les artistes qui les produisent doivent-ils rester l’apanage d’un cercle élitiste ou connaîtront-ils enfin la politique des publics qu’ils méritent ?
Du 23 au 25 juin 2023, à Paris, s’est tenue la troisième édition au Grand Palais Ephémère du Palais Augmenté 3, porté par la Réunion des Musées Nationaux, la société Fisheye suivis par de nombreux mécènes et officiels. Ce festival d’art digital et immersif a mis en avant quelques artistes utilisant le numérique autour des sujets principaux : revisiter le rapport au corps, aux émotions et à la beauté. Réalité augmentée, virtuelle ou immersive étaient à l’honneur. Mais ce festival a-t-il réellement rencontré son public ?
Commençons notre retour d’expérience par la scénographie : parti pris élitiste d’hyper averti ou absence d’interrogations premières pour une découverte inclusive réussie ?
Pour mettre tout le monde d’accord sur la terminologie, la scénographie, c’est l’art de créer un parcours utilisateur / visiteur de l’exposition, qui permettra de rentrer dans le vif du sujet et/ou l’intention de l’artiste. S’agissant du Palais Augmenté 3, nous entrons par l’Agora, un espace très vide, comme l’ont fait remarquer nombre de visiteurs, qui pour toute mise en bouche offre un panneau grand format mêlant texte de présentation succinct et informations pratiques.
Un texte en français, traduit en anglais, un plan détaillé. Mais pas de plan papier, pas de plan en braille, pour faciliter ensuite la circulation dans un espace pourtant grandiose. Pas plus de plan numérique sur l’application où l’on aurait pu penser, à tout le moins retrouver ce plan global ; avec accessibilité pour les sourds ou malentendants, une obligation pour les institutions de l’Etat. Les cartels sont eux bien présents physiquement, d’abord, à l’approche de chaque œuvre, des textes très en hauteur écrits orange sur fond gris clair ce qui rend la lecture difficile du point de vue accessibilité ; sur l’application ensuite, où l’on retrouve le texte de présentation de l’oeuvre mais plus la présentation de l’artiste, ce qui est fort regrettable.
L’art d’exposer est un art en soi ; une manière de sublimer les oeuvres présentées pour donner une lecture enrichissante au visiteur plutôt qu’un parcours en bullet point ; c’est aussi une manière de rendre l’art accessible à tous : les PMR, les personnes en situation de handicap sensoriel (visuel ou auditif) mais aussi les personnes neuroatypiques.
Commençant ma visite par l’espace réalité augmentée, j’entrais dans celui de l’artiste Lu Yang intitulée The Tightrop Walker, d’emblée, je fus surprise par la distance immédiatement posée entre les visiteurs et l’œuvre en AR. Personne n’osait s’approcher, certains même restaient près des rideaux de l’entrée. J’interrogeais alors, sur ce point précis, l’hôtesse qui était présente pour à la fois surveiller et donner quelques informations sur l’œuvre : elle convenait que “[je n’étais] pas la seule à lui dire (…) que les gens [restaient] à distance” ; selon elle c’était peut-être dû “au fait de ne pas vouloir approcher l’oeuvre” ; je lui faisais alors remarquer que la hantise des agents d’accueil et de surveillance des musées traditionnels était précisément de faire reculer les visiteurs, qu’il y avait donc sans doute autre chose qui se jouait à cet instant. Lu Yang est un artiste majeur qui sait explorer neurosciences, religion et médecine, peut-être que le public n’a pu s’approcher des sources de douleur dus système nerveux représentées par ses divinités ? Ou simplement n’a-t-il pas été suffisamment guidé ?
Deux cordes noires et un cube, Untilted de Tobias Gremmler nous montre le (dés)équilibre entre humanité et environnement : encore eut-il fallu indiquer quelque part l’utilité des deux cordes noires rattachées au cube et leur impact pour faire venir les corps afin qu’ils s’entrelacent. Un travail remarquable de Gremmler mais lorsqu’on en cherche la présentation sur l’application dédiée, on trouve une sphère. Ne perd-t-on pas le visiteur si on souhaite lui faire entrer un carré dans un rond ?
Les Mus3s de Romain Gauthier ont cherché le catwalk. Pas de cartels pour expliquer comment et pourquoi mobiliser les écrans et faire vivre l’œuvre pour pénétrer le monde hybride de cet artiste queer. Là encore, dans le silo, j’interrogeais une mère et sa fille (digital native comme le marketing aime à mettre des étiquettes) et pourtant aucune des deux n’avait compris. Plus aguerrie aux outils numériques et à ce type d’expérience, je leur expliquais et en plaisantant la mère réagit “je vais suivre la guide” en parlant de l’observatrice et éditorialiste que je suis. Il y a du jeu dans une œuvre telle que celle de Gauthier, il faut oser bouger, faire corps avec elle et malheureusement les visiteurs tournaient sans trop comprendre et passaient devant des fenêtres virtuelles restées fermées ou à peine entrouvertes.
Sans vouloir oublier ou occulter quelque artiste que ce soit, je ne cite que ces trois là qu’à titre d’exemples. N’y avait-il pas des guides ?
A chaque espace spécifique de présentation d’une œuvre, il y avait une personne en capacité de donner des explications mais aussi en charge de la surveillance et de la gestion du flux de personnes dans les espaces semi clos comme les silos de l’Habeas
Corpus. Certes, dans un contexte d’inauguration donc sur invitation et en comité restreint, il leur était plus facilement possible de gérer toutes ces fonctions et de guider les visiteurs. D’autant qu’il était évident que certains avaient une véritable passion pour l’artiste qu’il “gardaient”. Mais la réalité du flux de visiteurs peut dépasser bien plus vite, qu’on ne voudrait l’espérer, l’individu érudit d’art numérique, avide de réels partages et non de seuls likes. Comme nous espérons un franc succès au festival pour tous les artistes exposés, nous pouvons imaginer la difficulté des guides à répondre à chaque visiteur payant sur un afflux de week-end.
Et l’application dédiée dans tout ça ?
Nous avons déjà pu en dire certaines choses. Au démarrage de l’application se trouve un tutoriel qui débute par “Trouvez le déclencheur d’une œuvre” ce qui en soit se révèle déjà un jeu de poste. Combien de guides ont dû expliquer et, même les explications données, l’expérience ne s’est pas toujours révélée concluante du fait d’une latence importante. Comme les ingénieurs informatiques aiment à plaisanter quand un utilisateur du numérique se plaint d’un dysfonctionnement : “L’erreur peut souvent être entre le clavier et la chaise”, le travail, pour ce type d’exposition, consiste bien à faire de la pédagogie pour que l’humain assis sur la chaise prenne plaisir à vivre son exploration phygitale.
Et côté diversité, si nous parlions des neuroatypiques ?
Des personnes autistes sans déficience intellectuelle par exemple, et nous n’oublions aucun neuroatypisme, seraient sans aucun doute de bien bons conseillers techniques – ce d’autant plus si la culture et / ou le numérique font partie de leurs intérêts spécifiques. Une personne autiste doit pouvoir avoir accès à la culture en général et à ce type d’expérience en particulier. Ce type d’évènement et le mail de préparation à la visite pourrait d’ailleurs laisser penser que l’occasion était propice : téléphone chargé, se munir d’écouteurs ou casque… Pourtant l’application ne permet pas à l’autiste sans déficience intellectuel (anciennement connu sous le nom Asperger) par exemple de vivre son expérience sans avoir besoin du contact du guide qui peut représenter une surcharge supplémentaire alors que l’outil est là, il convient simplement de penser à tous les publics qu’elle soit pensée inclusive.
Cet aspect du manque de diversité est rendu d’autant plus gênant que dans l’espace Habeas Corpus rendu possible par le mécénat de L’Oréal, l’artiste Cameron Wilson présentait Kami, l’influenceuse entièrement conçue à partir d’une centaine de jeunes femmes porteuses du syndrôme de Down.
La nature aime-t-elle le vide ? Non, c’est Aristote qui en faisait le constat.
Sans rentrer dans de grands et, sans doute interminables controverses philosophico-religieuses, bien que le grand panneau de présentation présent dès l’Agora présente son voyage proposé comme “riche en épiphanies”. Impression partagée par nombre de visiteurs et reprise par Benoît Baume, fondateur de Fisheye, lors de son discours inaugural : une impression de grand espace bien vide et de peu de choses présentées mais (comme il l’a aussi rappelé) depuis sa toute première édition, il y a eu chaque année une augmentation du nombre d’œuvres et un travail réalisé pour rendre ce festival plus attractif et plus rempli.
Les artistes numériques n’auraient-ils droit de cité que lors de festivals de courtes durées ou dans de mini espaces dédiés d’institutions muséales comme des cautions de modernité ?
Nous sommes, en effet, loin du compte pour que les artistes numériques ou phygitals sortent des ornières dans lesquelles ils se trouvent toujours cantonnés. Pour reprendre quelques notions marketing, il existe bien des “corners” d’artistes numériques dans des institutions muséales de renommées nationales voire internationales (Palais Tokyo, XXX), néanmoins, il n’existe toujours pas d’espace d’exposition permanent rendant hommage à leur créativité.
Des artistes de grande qualité, avec des réflexions qui mériteraient un travail de support scénographique et d’ingénierie pédagogique existent, le numérique est leur feutre, l’écran ; leur toile, le cloud ; leurs expériences proposées, leur Bauhaus réinventé. Finalement, les installations en réalité augmentée, virtuelle ou immersive et les artistes qui les produisent : sous-culture pour festival éphémère et geeks aficionados ou culture qui mérite une véritable politique des publics, inclusive ?
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