Rencontre avec le Clair Obscur, un laboratoire artistique permanent dédié aux nouveaux imaginaires – au croisement des arts, des sciences et des technologies. Des univers passionnants qui se rapprochent de plus en plus d’une science-fiction qui interroge le monde de demain et nos habitudes d’aujourd’hui. Découverte avec Frédéric Deslias, co-fondateur du laboratoire et homme-orchestre qui anime tous ces projets.
Cover : LE WHITEOUT
Interview réalisée à l’occasion de NewImages 2024
De la musique à l’image : la création électronique pour la scène
Frédéric Deslias – Mon parcours passe par des études en électronique, ce qui aurait dû m’amener à devenir ingénieur ou hacker. Comme je suis une mauvaise graine, après mon bac, j’ai très vite bifurqué vers les arts du spectacle, passionné de cinéma et de musique bruitiste. Et surtout, la musique pour le cinéma dans une tendance expérimentale. J’ai finalement plutôt collaboré avec des compagnies de spectacle vivant (théâtre ou danse) comme compositeur ou sound designer avec des metteurs en scène comme David Bobée, qui était dans ma promo, ou Éric Lacascade. J’ai poursuivi ce type de collaboration pendant une quinzaine d’année, tout en ayant créé ma propre compagnie avec Nathalie Catteau “Le Clair Obscur” – dès l’université, avec comme 1ere création des LES AVEUGLES de Maurice de Maeterlinck (nb. pièce adaptée pour la VR plus récemment par Invivo), appelée ENTRE INTERIEURS. Le symbolisme et le thème de la mort offraient déjà pour nous une certaine mise à distance du réel…

F. D. – J’avais au final beaucoup d’affinités dans plusieurs disciplines artistiques, et c’est naturellement que j’ai commencé à explorer au sein de Clair Obscur la corrélation des médias entre eux. J’ai initié un travail de spectacle un peu à contre-courant, sur le principe d’une exploration du son, des images, de la vidéo de la lumière… Inspiré par le Dumb Type et les travaux de Castellucci. Mes différentes collaborations avec Bruno Ribeiro ont radicalisé cette démarche synesthésique, dans une dynamique de construction de plateau avec plutôt des danseurs, afin d’explorer ce rapport à l’image au son et au corps à la scène. Puis au fur et à mesure, j’ai ressenti le besoin moins formaliste d’expliciter un sens à l’emploi de tous ces dispositifs machiniques qui conditionnent des humains au milieu, et de me tourner vers la narration, d’où ma rencontre avec Éric Sadin, essayiste et critique des nouvelles technologies. Pour la Biennale Némo en 2018, nous avons donc créé #SOFTLOVE, un duo pour une femme et une intelligence artificielle. “Conjoncture”, le roman d’Eric Sadin qui est sorti la même année que le film HER de Spike Jonze, narre une histoire d’amour et d’addiction entre cette femme et son assistant numérique. Mais ici tout y est vu du point de vue de la machine, du côté de la vie algorithmique. D’où un spectacle en 3D temps réel, dans un dispositif type studio de Mocap 3D sur scène. L’actrice y est captée en temps réel pour être incrustée dans des images vectorielles, le point de vue de l’A.I. La scène est totalement épurée et dans la pénombre. et Cécile Fisera, l’actrice, à fleur de peau, reléguée à son propre avatar sur écran géant, que lui reste-il à vivre dans l’espace du réel ? une actrice tout comme son personnage, dépossédée.

F. D. – L’environnement son et lumière était quant à lui totalement synchronisée sur la voix off du personnage AI qui controlait tout le dispositif, tout comme on controle la vie de cette jeune femme cyclothimique… #SoftLove fût ma première expérience de création 3D pour le théâtre avec Hugo Arcier, et surtout l’appréhension de son champ de contraintes : travailler la 3D demande énormément de temps et déplace en grande partie le travail du plateau vers le studio. Tout tend à être anticipé, ce qui bouleverse l’écriture de spectacle où nous étions habitués à créer en collectif et en temps réel en écriture collective au plateau.
Les univers de science-fiction dans l’art numérique
F. D. – Ce biais du futur proche m’a logiquement orienté vers la science-fiction, déjà armé d’un bagage d’outils numériques, et plus précisément quelques auteurs vivants qui renouvellent le genre. J’ai eu la chance de rencontrer Matthias Echenay des éditions La Volte, puis Alain Damasio qui m’a confié son manuscrit des FURTIFS. Ainsi nous l’avons mis en scène à la Comédie de Reims, puis lors de la Biennale Némo en 2020. En parallèle j’ai accompagné l’expérience en réalité augmentée MOA conçue par Charles Ayats, qui reprend aussi l’univers du livre. Avec Charles nous avons continué à travailler ensemble sur COLONIE.S, le début d’un cycle entre théâtre et gaming. Ce projet nous a amené à collaborer avec différents ingénieurs et centres de recherche.

F. D. – Nous avons ainsi réalisé et produit entre 2018 et 2023 un triptyque de spectacles immersifs sur l’espace, coécrits avec l’auteur de science-fiction Norbert Merjagnan, autre acolyte de La Volte. Norbert est passé par le jeu vidéo, le jeu de rôle et le cinéma, son approche est justement transversale et loin des arts vivants. Cette collaboration étroite a déplacé la dynamique de nos spectacles, en forçant l’implication des spectateurs et de les mettre en mouvement via des moteurs de narration interactive. Ce qu’on appelle aujourd’hui globalement le théâtre immersif. C’est un type de contrat avec le spectateur qui doit accepter d’être partie prenante de la pièce : Il y a donc eu en 2018 #EXOTERRITOIRES, créé au CNES à Paris, une expérience déambulatoire en extérieur où les spectateurs entrent dans les pas d’une astronaute en mission d’exobiologie. Les spectateurs font ici partie de l’équipage en mission, en combinaisons et relais radio. Puis on a poursuit avec #COLONIE.S à la scène de recherche de l’ENS Paris-Saclay en 2021, cette fois en intérieur. Tout le bâtiment Renzo Piano de l’ENS a été transformé en colonie spatiale déserte. Les spectateurs-enquêteur, à l’aide d’une application de géolocalisation sonore, recherchent des balises sonores que les colons ont laissé derrière eux. Nous déplaçons ici le théâtre vers une sorte d’explore-game, entre parcours sonore augmenté d’installations, gaming et l’intervention de notre héroïne astronaute au final.

F. D. – Pour clôturer ce cycle qui revisite la SF et de tuiler ces spectacles exo-planétaires (mission pionnière, colonie abandonnée…) il nous manquait la brique du voyage intersidéral. L’an dernier nous avons donc pu déployer ce dernier volet, cette fois sous dômes immersifs et planétariums. Ces lucarnes pointées vers le ciel. #DRIFT – A LA DERIVE propose aux spectateurs d’être l’équipage d’un étrange vaisseau qui, toujours guidé par notre astronaute, nous amènera à quitter la Terre et traverser l’Espace pour rejoindre l’exoplanète Trappist-1E située à… 39 années-lumières (cette exoplanète intéresse particulièrement les astrophysiciens) et enfin d’apprendre à l’habiter. Nous jouons ici sur l’illusion d’un voyage dans l’espace grâce à la création 3D sous dôme particulièrement réaliste de Patrice Mugnier et la musique de Murcof. #DRIFT est un voyage initiatique et philosophique… Toutes ces aventures sont bien prétexte à des thématiques de préservation de la planète et du vivant, un miroir de notre propre biocosme.
DRIFT, Alain Damasio et le regard sur l’époque
F. D. – Enfin, je poursuis cette année autour d’ Alain Damasio un nouveau projet hybride Théâtre/VR intitulé le WHITEOUT, l’adaptation d’une nouvelle inédite. Cette œuvre assez abyssale interroge notre rapport à l’eau-mémoire, dans un univers de SF bien sûr : “Et si l’on pouvait extraire des fluides de nos corps — sang, sueur, salive, larme — les souvenirs qu’ils portent ? Se les injecter, les boire même, pour éprouver les sensations des autres et les revivre comme si c’était les nôtres ?”. Voici une superbe opportunité d’utiliser la réalité virtuelle, où le se joue le fantasme d’entrer dans la tête de quelqu’un d’autre et d’explorer tous les ressorts psychiques de nos inconscients…
Envisager le rôle du créateur au sein des oeuvres numériques
F. D. – Je me définis plutôt comme un homme-orchestre, un artisan du son et de l’image qui touche à tout et qui manie les manettes en régie. Et j’ai la chance de pouvoir maintenant m’entourer de gens plus experts que moi dans chaque domaine. Mon processus passe d’abord par la création sonore, puis l’intervention des comédiens et les éléments narratifs pour y apposer ensuite des images et la mise en espace… Je visualise donc tout par le son, créant ainsi une colonne vertébrale assez claire pour tout le monde – y compris pour l’image. Cela dit tout est très collectif et nous nous influençons dans le groupe en permanence. Chance de pouvoir travailler avec des auteurs vivants, notre processus d’écriture peut être aussi un exercice collaboratif ouvert et désormais de pouvoir sonder les imaginaires en intégrant des publics dans la création.

F. D. – Ainsi au-delà du WHITEOUT, je prépare avec LI-CAM (autrice toujours à La Volte), notre futur projet immersif SLEEP FOR EARTH lors d’un nouveau cycle écologique. pitch est simple et radical : « Si on voulait permettre à la Terre de se régénérer, il faudrait mettre l’humanité en pause pendant plus de 200 ans ». On imagine un programme de l’ONU dédié à cet objectif, la mise en hibernation de l’humanité, avec dans un premier temps une année d’ateliers dans toute la France pour sonder les imaginaires collectifs, et constituer ainsi une fresque du futur qui servira de trame à notre entreprise. Puis nous entrerons en phase d’écriture et de conception pour réaliser des cocons de stases multisensoriels. À terme, chaque spectateur, bien lové dans sa capsule et isolé du monde extérieur, pourra faire l’expérience de sa propre hibernation et d’un voyage temporel. Dans un état de semi-hypnose il verra ou entendra défiler à l’extérieur les années à venir, pendant qu’il dort pour sauver le monde, et la lente régénération des écosystèmes, ou pas… Une belle hétérotopie avec de la VR écologique ! Un vaste programme… et un bon nombre de capsules à réaliser pour sauver la Terre.
Envisager le rôle du créateur au sein des oeuvres numériques
F. D. – En l’occurrence, j’aime le rôle de manipulateur – Celui qui cherche, qui va troubler les sens, la perception, tordre la réalité ou le temps pour raconter une histoire. Le phénomène de la perception est fascinant, et la VR est un outil fascinant pour jouer avec les yeux, les oreilles et la cognition car il est placé physiquement à 2 centimètres des organes… Finalement, le casque de réalité virtuelle propose une scène obscène au sens littéral “au devant de la scène”, il franchit l’espace pour offrir un théâtre mental avec une emprise directe sur le cerveau, et d’imposer une autre réalité. C’est un outil de création total très puissant, et c’est aussi pour cela que nombre de personnes ont peur de plonger dedans… Mettre un casque VR sur sa tête c’est un contrat tacite avec le créateur, une sorte de confiance aveugle… Il faut vouloir nager pour plonger.

F. D. – Contrairement au dôme, qui reste collectif par nature (un casque de VR géant). La VR au casque est un exercice introspectif, contemplatif, méditatif, hypnotique. On lui reproche d’isoler les spectateurs, c’est justement son atout majeur. Ça n’empêche pas l’expérience à plusieurs tout dépend du nombre de casques à disposition. Autre point fascinant. Je parlais d’hétérotopie : Dans cet univers clos et coupé du monde, on peut aussi être utopique, on peut proposer au spectateur d’agir dans le récit, d’intervenir physiquement, d’exprimer des choix. Et d’initier ainsi des narrations ouvertes, ou bien d’induire une relation psychique très particulière. Nous jouons de cela dans le WHITEOUT ou dans #DRIFT avec de l’ASMR, des voix qui chuchotent, du binaural, de l’ambiant… On peut se permettre de créer une intimité très forte.

F. D. – Travailler sur ces sujets, avec des auteurs comme Damasio, c’est aussi un choix politique. Évidemment, c’est ironique de travailler avec autant de technologies, de matériels électroniques en critiquant les GAFAM et donner une perspective écologique à nos œuvres. Nous faisons pour cela des choix de technologies, la démarche du réemploi, de travailler avec des casques de générations précédentes, moins à la pointe, plus ouverts côté logiciels, ce qui reste cohérent avec nos univers. C’est une volonté de nous approprier ces technologies, même si nous en restons en quelque sorte tributaire.
Et la distribution de pièces de théâtre numérique ?
F. D. – Tout est question de réseaux, et de pluralité des formes. Il nous a longtemps été difficile de trouver notre place dans le monde du spectacle vivant. Mais nous avons l’atout maintenant de croiser différents réseaux de diffusion tout en gardant un pied dans les théâtres. La reconnaissance de la création numérique, avec des efforts soutenus d’HACNUM et d’autres acteurs du secteur, aide à nous légitimer dans les institutions. Et la science-fiction, bien qu’elle soit justement populaire et présente dans nombre de médiums, reste une thématique qui peut limiter notre accès à certains lieux de théâtres, hormis certains CDN et Scène Nationales la plupart des théâtres restent concentrés sur le présent et sur le passé, si en plus on parle de format intimiste… Les théâtres disent aujourd’hui n’avoir plus les moyens d’accueillir de projets à jauge réduite, même si la technologie et l’aspect expérientiel nous donnent quelques atouts et font venir de nouveaux publics hors plateaux, ils laissent donc des salles vides en désertant ces gradins… Progressivement, à renfort d’aides aussi et d’efforts pour maximiser les jauges de casques (nous fournissons 50 casques VR) des théâtres s’y intéressent, nous sommes programmés dans des créneaux toujours très spécifiques.

F. D. – Nous restons en majorité reconnus dans les lieux dédiés à la création numérique, le réseau arts-sciences, nous ouvrons certains spectacles au jeune public. Les festivals XR nous offrent aussi une nouvelle fenêtre de diffusion à l’international, et c’est un sacré bol d’air. Ici la théâtralité et la performance offrent une plus-value évènementielle aux expériences VR simples. Tout comme pour les dômes et planétariums. Nous tirons profit de la pluralité de nos formes, notre autonomie technique, visons de plus en plus légers, en équipe réduite, souvent hors les murs, et travaillons différentes itérations des mêmes spectacles… Tout cela nous permet de nous faufiler aussi dans des lieux non dédiés comme les micro-folies.
Quelles sont vos prochaines actualités ?
Le WHITEOUT sera présenté en avant-première au Grenier à Sel / Festival d’ Avignon lors de SVSN – Spectacle Vivant Scènes Numériques les 5 et 6 juillet avant sa création au CUBE (Garges-lès-Gonesses) les 8 et 9 novembre 2024, puis au LUX Valence les 14 et 15/11.
#DRIFT et #EXOTERRITOIRES tournent dans toute la France grâce aux micro-folies, toutes nos dates sont ici.
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