Après un passage par le Biennale College de Venise 2021 (puis fait l’objet d’une session work-in-progress à Annecy 2023), EMPEREUR fait sa première mondiale à la Mostra 2023 – en Compétition Venise Immersive. Un projet produit par Atlas V (Oriane Hurard) fort dans son récit, adapté d’une histoire réelle autour de l’aphasie d’un père racontée par sa fille, mais aussi visuellement éblouissant dans son minimalisme qui épouse parfaitement le médium VR. Retour sur une expérience sensible avec ses co-auteurs – venus du cinéma – Marion Burger et Ilan Cohen.
L’approche de la réalité virtuelle.. Par le transmedia ?
Ilan Cohen – J’ai découvert le monde des nouvelles écritures et de la réalité virtuelle par différentes discussions, notamment avec Pierre Cattan (Small Bang, France), mais surtout par un projet au Japon lié au peintre Tsugouharu Foujita. J’ai accompagné un projet de long métrage cinéma pour y réaliser des séquences en photogrammétrie autour de ces lieux de vie. J’ai découvert le sens de la mise en scène pour la VR, pour des espaces à l’opposé d’une image 2D. Et surtout, cela m’a donné l’occasion de réfléchir au montage, au séquençage de ce type de projet. Pouvoir naviguer dans ces souvenirs, reconstitués en virtuel, imaginer un vrai voyage poétique sur ce support. C’est notamment grâce à cela que j’ai pu proposer à Marion de tester la réalité virtuelle quand elle m’a proposé de co-réaliser son projet.
Marion Burger – Pour le coup, je viens du monde du cinéma, et du département Décor. J’ai toujours eu une approche artistique transversale (costume, décor, cinéma…). Mon approche du numérique est liée à cette pratique, finalement très manuelle. J’avais peu de culture vidéoludique, même du jeu vidéo. Ma première idée pour EMPEREUR était de réaliser un film d’animation. Mais la réalité virtuelle s’est imposée naturellement par sa capacité à découvrir un point de vue, entrer dans la tête (et les mains) de quelqu’un. Cela faisait sens pour l’histoire, au-delà du médium. La réalité virtuelle et son aspect innovant m’a séduit car elle se situe encore dans une industrie presque expérimentale où tout est encore possible. Comme autrice, je pouvais tenter/tester des choses. A commencer par le jeu vidéo, et comprendre des processus de gameplay pur !
EMPEREUR, imaginer des points de vue
M. B. – EMPEREUR est le récit d’une point de vue, celui d’une jeune femme qui voit son père frappé d’aphasie après un accident cérébral. Il ne peut plus (ou peu) communiquer avec le monde extérieur. Pour Ilan et moi, c’est ce jeu de regards qui était important, et nous avons construit le récit autour du point de vue de la fille, et sur certaines séquences celui du père. En réalité, on ne peut pas savoir ce qui se passe dans ce deuxième cas, c’est pourquoi nous avons construit EMPEREUR sur un ensemble d’interprétations et de suppositions de ma part. Dans la mise en scène, il y a cette idée de prise de recul. Et c’était obligatoire pour conserver un regard objectif. On arrive progressivement à l’intime, évidemment, mais en proposant au spectateur de repartir du début, de l’accident, puis de montrer la réalité de l’après. Tout en fantasmant un monde entier, en jouant sur les échelles, etc. Il y a une forme de surréalisme bienheureux qui est disponible pour parler de ces sujets.
I. C. – Nous avons aussi bénéficié du cycle de financement de ces nouvelles œuvres, qui nous ont permis de beaucoup itérer, imaginer. Même dans la création nous avons pu prendre du recul, des pauses, pour affiner notre idée. Beaucoup de choses se sont calées dans la dernière phase, alors que la phase d’écriture a été en quelque sorte une discussion psychanalytique entre Marion et moi pour comprendre son propre rapport à son père. Il y a un matériel très personnel que nous avons dû intégrer à une vision plus universelle. Et que je puisse y apporter également ma propre interprétation, et trouver les bons angles.
M. B. – J’avais des idées très précises, mais finalement très abstraites, et il fallait créer le récit où les intégrer. D’ailleurs le texte initial de la voix off est resté à l’identique. J’ai des souvenirs personnels, mes propres réactions, et des visuels qui vont avec. Mais c’est du sensoriel, qu’il fallait retravailler.
Un film de non-fiction, un documentaire interactif ou autre chose ?
I. C. – Documentaire ou fiction ? On ne cherche pas à correspondre à une classification unique, ayant nous-mêmes du mal à définir EMPEREUR. Le documentaire est peut être plus proche, même si nous n’avons pas fait que cela. La réalité virtuelle est, comme le dit Marion, encore un territoire partiellement inconnu où nous avons eu la sensation d’avoir un peu plus de liberté pour créer. La forme finale épouse le récit que nous voulions proposer, et c’est là le plus important !
M. B. – En tout cas je n’ai jamais voulu faire de mon histoire familiale un documentaire, dans le sens où j’aurais dû montrer mon père, incarner quelque chose directement. Il y a forcément une influence, un lien avec moi. Mais de cette réalité j’ai extrait ce que je voulais utiliser, pour le transformer (même légèrement).
I. C. – … j’avais commencé nos discussions autour du scénario par décrire EMPEREUR comme un documentaire poétique. Mais c’était ma perception des choses. Les souvenirs de Marion donnent au projet un caractère très unique. On a vu beaucoup de choses en VR dans le cadre de notre préparation, et finalement peu d’expériences avec une immersion dédiée à l’empathie. C’était l’un de nos objectifs, emmener le spectateur dans un voyage sensoriel et empathique. Ce qui nous a par ailleurs amené à rencontrer des institutions médicales, avec de nombreux retours concernant les aidants – et pas immédiatement les malades. Si ça peut répondre à un besoin d’exprimer la vie des aidants, des personnes qui accompagnent les malades, tant mieux !
M. B. – On ne parle pas du reste de ma famille dans ce projet, car ce n’est pas le sujet. Mais EMPEREUR parle de tous ces gens-là. D’un besoin de comprendre ce contexte, ces difficultés, du mur entre le malade et ses proches. On a essayé de représenter ça au mieux, dans ce nouveau contexte social devenu très complexe. J’ai essayé de restituer de façon poétique quelque chose qui peut faire peur au premier abord.
Une expérience interactive sur la maladie
I. C. – J’ai eu une certaine culture du jeu vidéo, mais qui ne me préparait pas à une réflexion en profondeur autour de l’interactivité d’EMPEREUR. Avec Marion, on s’est rapidement mis d’accord pour mettre sur la table toutes les idées qui nous venaient ! C’est elle qui m’a guidé dans ce processus, pour sélectionner celles qui seraient cohérentes. On s’est rendu compte que les histoires VR qui exploitent peu l’interactivité avaient comme nous un vrai travail sur le point de vue. Il fallait donc le conserver, car le personnage principal ne peut pas faire grand chose – et gérer un équilibre jusqu’à la fin avec ces informations.
I. C. – Car on s’est rapidement rendu compte que pour conserver un certain niveau d’attention, notre histoire devait impliquer le spectateur. Mais à petites doses ! Il fallait être un peu dirigiste, un peu manichéen pour guider le spectateur – sans perdre côté observation. En résumé, il ne fallait pas céder à l’envie de trop en faire ou multiplier les situations. On peut rapidement provoquer de l’impatience. Ce n’est pas un jeu (et on adore SUPERHOT !), il fallait cultiver l’émotion. Et l’accompagnement du studio, Albyon, a été important dans ce sens.
M. B. – Il fallait évidemment que chaque action soit reliée à l’histoire. Encore une fois, ce n’est pas du cinéma : on peut s’autoriser quelques actions pour s’amuser, mais en réalité cela risque de perdre le spectateur. L’immersion doit être réfléchie dans ce sens. Par exemple, on a pensé utiliser la voix – ce qui se développe en VR – mais ça n’allait pas… C’est donc les mains qui sont devenues une forme d’expression, avec un hand-tracking fortement utile ici, et des interactions qui ne nécessitent pas notre main dominante. Et à certains moments créer des frustrations liées à l’aphasie, montrer les limites du corps…
Une mise en scène minimaliste qui épouse le format
M. B. – Nous avons proposé une mise en scène minimaliste qui repose sur l’absence d’éléments. Et c’est là que notre arrivée récente dans le médium nous a aidé à tenter ce type d’aventure.. Car plus on avançait, plus on enlevait de choses. Et ça marchait !
I. C. – J’ai des souvenirs de mes premiers pas en VR où l’hyper-réalisme me rendait malade. Le fait de me confronter à des décors trop réels me bloquait un peu. C’est sans doute une première impression qui ne serait plus vraie aujourd’hui, mais en tout cas j’ai voulu aller vers un univers en noir et blanc qui n’irait pas vers trop de détails.
M. B. – Dès mes premières intentions sur ce projet, je voulais aller vers de l’animation en noir et blanc, proche d’un style dessiné à la main. Et en allant vers la réalité virtuelle, ce n’était pas aller vers un environnement 3D trop lisse. Je viens de la matière, l’histoire traite d’un monde devenu maladroit, un peu cassé… Il fallait donc conserver ces idées. Passer par un trait artisanal, proche des étapes de croquis, m’allait très bien.
I. C. – L’envie esthétique forte est commune. Elle appuie une mise en scène qui appuie les regards, mais aussi qui aide à la réalisation. Dans un environnement totalement blanc, on pouvait bouger notre caméra plus facilement. Dès la séquence d’ouverture, à bord d’un train où seuls les rails apparaissent, on ouvre des possibles au spectateur qui va recréer le reste dans son propre imaginaire. A l’inverse, cela nous a obligé à un gros travail sur le son et la musique pour habiller, occuper l’espace. Fort heureusement nous avons beaucoup de temps sur cette partie du projet.
Ecouter la musique (Soundcloud)
EMPEREUR – Crédits
Écrite et réalisée par Marion Burger et Ilan J. Cohen
Avec la voix de Vimala Pons (version française), Olivia Cooke (version anglaise)
Musique par Jamie Turner (Heran Soun) & Gaspar Claus
Produite par Oriane Hurard
Une coproduction Atlas V (France), Reynard Films (Allemagne), France Télévisions, Pico
Avec le soutien du CNC, FFF Bayern, Région Auvergne-Rhône-Alpes, MEDIA
Creative Europe, Medienboard Berlin-Brandeburg, Bourse
Beaumarchais Orange XR, Région Sud, Procirep-Angoa, Fondation Audiens Générations, SLM, Astrea
Fabriqué par Albyon studio
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