Sybil Collas est narrative designer indépendant. En accompagnant les producteurs, studios et autres créateurs, iel les aide à mieux cerner les paramètres de production et les enjeux narratifs de leurs projets. Un rôle encore peu connu, et souvent à mi-chemin entre plusieurs autres métiers.
Développer sa passion du jeu vidéo
Sybil Collas – La logique voudrait que je parle de mes études dans le jeu vidéo, à Supinfogame (Master in Game design and Management). En réalité, j’étais surtout passionné de jeu de plateau et j’ai compris lors du concours d’entrée à l’école qu’il fallait me “muscler” côté culture vidéoludique. J’ai donc découvert le monde du gaming par la petite porte, en débutant comme testeur chez Activision/Blizzard sur des titres comme Crash Bandicoot. J’ai passé pas mal d’heures à chercher les failles des titres en production, à en assurer la qualité avant leur mise sur le marché. C’était une première façon de suivre (de loin) les processus de fabrication. Malgré tout, cela m’a permis d’avoir un regard plus concret sur cet univers, sur le travail au sein d’une grande entreprise mondiale.
S. C. – A la fin de mes études, j’ai été pris en stage en assistant de production dans un studio français où rapidement je suis devenu … producer du projet, en l’absence d’une réelle personne à ce poste. J’ai donc dû gérer l’intégralité du projet sur 4 ans, avec au final une équipe de 60 personnes, des problématiques RH, gestion des risques, les liaisons avec les prestataires internationaux, les traductions, le crowdfunding etc. Finalement, c’est comme cela que je me suis intéressé à l’écriture d’un jeu, au game design, à l’interactif car il fallait que je sois impliqué à chaque étape. Et ça a été le meilleur moyen de me créer un réseau professionnel !
S. C. – Après un burnout début en 2016, j’étais décidé à devenir freelance. J’ai eu la chance d’entrer en contact avec le studio américain Counterplay Games, que j’ai accompagné sur la production narrative de DUELYST. J’ai aussi travaillé à Singapour, avec l’Allemagne et bien sûr de plus en plus en France, avec Ubisoft, Dontnod, des boîtes de prodction de séries, et mal d’indépendants. Je me suis concentré à 100% sur les problématiques de design narratif et d’écriture. J’ai aussi développé un rôle de consultant sur les questions de diversité et d’inclusion (accessibilité, représentation des minorités…) dans le monde du jeu vidéo, ce qui est malheureusement une thématique très actuelle dont j’ai souffert précédemment. Je fais du coaching, du mentoring pour que ces questions soient mieux traitées par les studios.
Interactive ou narrative designer : une définition
S. C. – Il est difficile de réellement définir le métier de narrative designer. Nous restons des artistes-créateurs qui peuvent intervenir dans le secteur du jeu vidéo, de la télévision, des séries, de la publicité, des réseaux sociaux… Et pas toujours pour des formats interactifs ! Pour cela je me base sur la théorie de la player story : tout récit issu d’un médium, avec ou sans storytelling, est déterminé par son consommateur. C’est une définition personnelle du narrative design, qui consiste à anticiper la présentation de l’œuvre au public. Être narrative designer c’est exercer un métier technique, avec ses outils propres, mais aussi avec des composants créatifs où on peut être amené à endosser le rôle d’auteur ou de script doctor.
S. C. – La première étape en mission chez un client est généralement de mettre à plat le vocabulaire et les intentions du ou des créateurs. Toujours par rapport au vécu de l’utilisateur, et c’est d’autant plus vrai pour la réalité virtuelle, support sur lequel je me penche de plus en plus. Et ce n’est pas forcément difficile ! Je vois qu’avec le jeu vidéo sur support plus classique des notions sont identiques, comme l’horizon d’anticipation : pouvoir se projeter sur les schémas potentiels de l’espace interactif en tant que consommateur. En VR c’est quelque chose de restreint du point de vue du développeur, mais pas du tout du point de vue de l’utilisateur. On parle d’un écosystème de signes, de feedback, de sons ou d’images, qui permettent d’anticiper l’évolution de l’œuvre, du produit. Il faut imaginer que toutes les contraintes d’un jeu vidéo, d’un point de vue développeur, sont difficiles à appréhender au stade de la conception. Travailler le design narratif est donc essentiel dès le départ car il permet d’ancrer l’ensemble dans des intentions solides et maîtrisées.
S. C. – J’utilise aussi des outils marketing (profilage…) pour définir le public, l’utilisateur final. C’est essentiel si on veut concevoir le jeu le plus efficace possible. C’est une démarche qui peut être difficile pour certains créateurs indépendants qui ont l’impression de perdre en liberté. Alors qu’on peut cibler précisément quel va être le type de comportement de l’utilisateur, sa faculté à communiquer dans le jeu, grâce aux a priori que peuvent impliquer l’univers, le genre, la publicité vue en amont (tout ce qui va affecter la perception que le joueur aura du jeu). Aujourd’hui il y a aussi beaucoup d’émulations communautaires dans ce secteur (Twitch et autres) ; il ne faut pas ignorer cet aspect-là pendant la production, car il influence également l’expérience utilisateur.
Des expériences sociales pour toutes plateformes
S. C. – Je viens de développer pour une agence à Singapour un influenceur virtuel pour TikTok et Instagram @cinder4real) – c’est une intelligence artificielle, du moins scénaristiquement. C’est un personnage en 3D, queer, qu’on a écrit et designé avec énormément de data et d’analyse sur les communautés en ligne où le personnage existe (créant une personnalité avec un axe éditorial gamer, un axe LGBTQ+ et un axe Gen-Z). On est sur un paradigme qui change complètement de ce que j’ai pu faire sur d’autres campagnes, en brand content ou non (ARG, enquêtes virtuelles…). J’en suis extrêmement fier. Ici on propose un personnage avec son histoire et ses idées, avec des valeurs où j’ai pu mettre de mes propres convictions.
S. C. – Il y a une différence entre une fiction qui se consomme à l’instant T, et une fiction qui te fait passer un message, pour répondre à des valeurs, pour créer une émulation de communauté. Sur ce projet j’ai fait toute l’écriture et le design initial, et tiens un rôle d’éditeur pour l’écriture des premiers posts. J’interviens régulièrement pour vérifier les contenus publiés, de la vérification de sensibilité si on veut. On fait aussi des focus groups, pour que ce ne soit pas juste mon point de vue qui transparaît dans le résultat final. Il y a de la sensibilité communautaire, des thématiques à développer subtilement au sein d’un univers social media très cacophonique.
Le jeu vidéo, un média enfin adulte ?
S. C. – La maturité du médium “jeu vidéo” est là depuis un certain temps. L’image du secteur pour le grand public a mis du temps à refléter cette maturité, tout simplement parce que depuis les années 80 le marketing est essentiellement orienté vers les adolescents masculins. Cela a beaucoup exclu les cercles familiaux et les femmes, notamment. On se retrouve du coup avec cette espèce de cercle vicieux où les joueurs actuels sont les développeurs de demain. On fait face à une forme de répétition d’un public très stéréotypé, occidental, masculin, et avec des références très (trop) similaires. Et pour étudier la maturité du secteur doit-on regarder les titres sortis, ou bien critiquer l’industrie en interne, ses équipes, ses problèmes indécents de sexisme ou de diversité (48% des joueurs sont des femmes, contre seulement 14% de femmes employées dans les studios…) ?
S. C. – Mais ça s’améliore. Jusqu’à récemment il y avait surtout des créatrices et des créateurs indépendants qui essayaient de faire des trucs qui étaient différents. Aujourd’hui on peut regarder la série des jeux AAA GOD OF WAR par exemple et voir que de gros studios tentent et réussissent à produire des jeux sortant des normes mainstream. Ubisoft a mis en place des Discovery Tours avec des modes de découverte de certains titres d’ASSASSIN’S CREED pour les enseignants – de purs outils éducatifs à la découverte de l’Histoire, dans les mondes de leurs jeux. Il faut se rappeler que le jeu vidéo se veut avant tout ludique, interactif, à destination des enfants et des adultes. Le langage interactif est universel. On peut produire un jeu magnifique avec peu d’interactions, dans la sobriété ou même avec un fond dramatique et des thèmes parfois très durs – comme BURY ME, MY LOVE ou A NORMAL LOST PHONE.
S. C. – Tous ces titres indépendants ne sont pas récents, mais c’est dur pour les petits créateurs de proposer des titres innovants à côté des sorties mainstream et leurs campagnes de pub internationales. Il faut convaincre le public, ce qui a paradoxalement été le cas pendant les confinements avec des influenceurs et streamers qui ont fait la promotion intensive de titres indé’ ou peu connus. C’est du jamais vu niveau quantité ! Dans le même sens, des tous petits créateurs ont pu commencer à se rémunérer a minima sur leurs titres.
S. C. – Le dernier jeu qui m’a marqué est IT TAKES TWO (Hazelight). C’est le meilleur jeu de coopération auquel j’ai joué. Et j’en ai fait beaucoup ! Il a très bien compris l’essence même du jeu de coop avec un gameplay asymétrique et du sens découlant des interactions. Le gameplay a un impact sur le storytelling. C’est en mode Disney scénaristiquement, avec une fin peu surprenante mais satisfaisante. L’expérience de design est fabuleuse, c’est un jeu pensé pour tous les archétypes de joueurs : le dialogue, l’aspect compétitif, l’aspect coopératif, l’exploration, l’accumulation de récompenses, tout le monde peut y trouver son compte. Et l’ensemble reste cohérent avec une vraie profondeur de réflexion. C’est une leçon de design et un excellent exemple de ce que permet d’accomplir un design narratif accompli, conscient de ses utilisateurs.
Pour en savoir plus sur les projets de Sybil : https://www.ineedastory.com/
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