Artiste iconoclaste, engagé dans la performance publique hybride et l’expérimentation technologique, Adelin Schweitzer a fondé en 2013 les laboratoires deletere dans le sud de la France.
Interview réalisée à l’occasion de NewImages 2024
La A-Team de la création numérique
Adelin Schweitzer – La création a commencé pour moi au début de mes études aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence. J’y découvre comme tous les autres élèves de nombreux ateliers et différentes techniques, dans différentes disciplines, et je finis par atterrire àl’O.E.I.L. (Objet-Espace-Intelligent-Language), un atelier de mécatronique monté par Christian Soucaret. Un espace pour la soudure, pour la mécanique et l’électronique avec un étage entier d’objets électroniques démontés. Flashback : très tôt, dès 6 ans aux côtés de mon père sur les chantiers, j’ai appris à récupérer, démonter et explorer tout ce qui était électronique. C’est une curiosité qui s’est révélée très tôt, et m’a amené à démystifier rapidement le numérique. J’ai fait par la suite tout mon cursus dans cet atelier.
A. S. – J’y ai tout appris concernant la mécanique et l’électronique sans en être totalement passionné par cette dernière d’ailleurs… La soudure, la ferraille, l’art cinétique, ça ça me plaisait plus. Si on devait faire une analogie sur cette période de ma vie, ce serait avec “L’Agence Tous Risque”. Puis j’ai eu la chance, mon diplôme en poche, de me voir proposer tout de suite un espace de création, un atelier, à la Cité des Arts de la rue à Marseille. J’ai pu m’y épanouir pleinement, sans pause entre mes études et mes premiers “vrais” projets. J’y croise des artistes de rue, les fameux “saltimbanques” dont on m’avait appris à me méfier au Beaux Art… Des comédiens,des gros bricoleurs, des gens tournés vers le spectacle vivant, ce qui n’était donc pas mon ADN au départ – mais j’y apprends beaucoup. Les arts de la rue ont toujours été mal considérés par l’art contemporain traditionnel comme les arts numériques d’ailleurs ce qui d’une certaine manière nous faisait un point commun. J’y découvre les Ateliers Sud Side, une structure fondée autour d’un garage de passionnés par les vieilles motos anglaises. Flashback again Le “Garage hermétique” de Moebius dans les BD de mon père… Ils étaient et sont toujours tournés vers la création de structures et de mécanique dans des proportions gigantesques, etc…Tout ceci m’a aidé à forger l’esprit qui habite aujourd’hui les laboratoires deletere, celui, pour le dire vite de “la grosse bricole bien réalisé”..
Concevoir ses propres outils
A. S. – Je me défini comme un device artist : je construis à chaque fois l’outil qui me sert à m’exprimer sur un projet. C’est une constante dans mon travail . Le test Sutherland, mon dernier spectacle en cours de production, est d’abord passé par une phase de fabrication du casque que j’utilise ( Le BUD pour Black Up Display) avant même d’envisager la scénographie et la dramaturgie. Je fais ça depuis toujours. Je part d’un fantasme technologique un peu absurde que je réalise et je déroule ma pensée autour. Si je reviens à mon diplôme des Beaux-Arts, il y avait déjà une performance pour un public, des machines et des installations, mais surtout des simulateurs. J’y imaginais le fantasme de la technologie qui à réponse à tout par la simulation. J’y proposais un simulateur de kung-fu, une machine à couper les doigts, etc… J’ai aussi inventé un simulateur de célébrité. On mettait un casque à la Stargate (le film, pas la série) équipé à l’intérieur de flash d’appareil photo jetable qui vous électrocutent parfois en le mettant (le prix de la célébrité sans doute…).
Je suis de la dernière génération qui a pu encore utiliser un ordinateur sans être nécessairement relié à Internet et cam’a sans doute donné un certain point de vue sur les “nouvelles” technologies, entre fascination et peur. C’est pour ça qu’aujourd’hui j’adopte la posture du “dresseur de fauves”, plus que celle de l’adepte de ces innovations. C’est l’ADN de mon travail artistique d’avoir un positionnement critique vis-à-vis de tout ça (La tech, le marketing, le capitalisme).Pour moi un travail artistique impliquant les technologie numérique qui n’est pas au moins un peu réflexif et politique de son sujet n’a plus vraiment de sens.
A. S. – Sans y réfléchir, deux motifs reviennent régulièrement dans mon travail. D’une part, le casque comme un masque qui anonymise. D’autre part, la technique comme le sujet du débat. La dimension de mes spectacles avec une expérience souvent collective vient de ces deux critères. Quand j’imagine mon premier projet en AR, A-REALITY et le P03 en 2008, il faut le voir comme un regard critique sur l’arrivée – ou le retour – de la réalité virtuelle. C’est un dispositif que je crée suite à une rencontre à Châlon-Sur-Saône en 2006, avec Pascal Chevalier, un ancien de la VR commerciale des années 90. Un engouement à cette époque qui est vite retombé… Je récupère chez lui un VR6 de chez VPL Research, la boîte de Jaron Lanier, et quelques autres casques, pour créer mon propre dispositif de réalité augmentée. C’est aussi grâce à une programmatrice culturelle du projet Liverpool capitale européenne 2008 et de son programme Cities on the edges que je vais pouvoir expérimenter ce projet là-bas. Ce sera une machine à définir le réel objectif, où j’invite le public à vivre un temps donné à travers des organes artificiels. Ces yeux et ces oreilles machine vont générer en temps réel une réalité “altéré” retransmise en direct au spectateur. Ça donnera naissance à un spectacle de 25 minutes pour une personne. Cette histoire va durer 5 ans, de 2008 à 2013, à raison de quelques spectateurs par jour seulement et formé la vision qui m’habite encore aujourd’hui à propos de la XR…
Proposer des expériences sociales et introspectives
A. S. – Sous ma casquette de producteur – que je suis devenu dès 2011 en réalisant l’importance d’être indépendant quand on veut faire des projets “impossible” – je produis en coproduction avec ZINC à Marseille, Le SIMSTIM, une installation VR pour un public tiers qui voudrait découvrir la performance vécue dans A-REALITY. Grâce à un collectionneur américain, en 2011 j’augmente mon parc de VR6 et je peux proposer des séances pour 8 spectateurs à la fois allongé dans des hamacs qui visionnent la collection médiatique constituée lors des expériences réalisé avec le P03. Dans ce projet je vais explorer la virtualité du réel capté par ma machine et l’aléatoire, d’une méta-machine qui puise dans sa propre mémoire pour produire un récit dans le temps et l’espace de cette collection récoltés un peu partout dans le monde.. Et à travers tout cela, le désir de créer des émotions fortes plutôt que d’expliquer comment ça marche.
A. S. – J’ai suivi le grand retour de la réalité virtuelle dès le DK1 d’Oculus, puis du DK2, que j’achète et que je démonte (évidemment). A ma grande surprise, le casque de l’époque n’était pas si éloigné de ceux que j’utilisais déjà. Sauf qu’avec eux, j’étais plus libre techniquement… Je pouvais faire de la stéréoscopie, personnaliser le dispositif comme je voulais. Là, tout est “différent”…Ce n’était donc pas une révolution, du tout.
A. S. – #ALPHALOOP arrive en 2017, d’une opportunité liée à une proposition de performance en Bulgarie. Je ne pouvais pas montrer une autre œuvre qu’ils voulaient et j’ai repensé à un travail de commande pour la première Biennale CHRONIQUES de 2018. Le Voyage Panoramique, un film à 360° sur l’histoire de la voie historique de Marseille qui me donne l’occasion de filmer avec des caméras 360, de stitcher les images, etc… mais aussi de réfléchir à comment le spectateur va venir voir le film. Le Onboarding comme on dit maintenant. On me recommande quelqu’un, ça sera Fred Séchet, un comédien autodidacte, habitué des performances dans l’espace public qui va devenir par la suite mon complice artistique et mon auteur sur #ALPHALOOP.
A. S. – Pour réaliser ce projet constitué d’un seul plan séquence en mode travelling (!), je conçois un kit de réalisation avec 2caméra Kodak 360°, de quoi stabiliser l’image mais pas de quoi cacher mon poing qui tient le stabilisateur. J’ai donc dû trouver une idée pour justifier ma propre présence. Ca sera celle du META, l’homme en noir, la figure pop du posthumain transformé par les machines, l’un des deux personnages antagoniste d’#ALPHALOOP. Pour les besoins de la présentation de la beta d’#A en Bulgarie, j’ai dû concevoir le concept de l’expérience (sur la pratique imaginé du techno-chamanisme)avec un timing archiserré évidemment. Entre l’achat des casques, la conception matérielle et logicielle pour du multi-utilisateur le tout sous Android, nous produisons l’ensemble à 3 personnes, NAO, Fred et moi en 2 mois. Lors de la première, le ressenti a été tellement extraordinaire sur le public que nous avons décidé d’aller plus loin.
ALPHALOOP, et plusieurs versions
A. S. – #ALPHALOOP n’a pas été un projet facile. L’écosystème n’existait pas comme aujourd’hui même si les histoires de jauge sont toujours problématiques… À la deuxième Biennale CHRONIQUES, je suis invité pour un showcase du projet à the Camp, le nouveau temple de la tech érigé au milieu de rien dans la campagne aixoise. J’en profite pour y parler de spiritualité technologique à travers le postulat suivant : il n’y a pas de différence entre les outils de la nature, et ceux des nouvelles technologies, pour accompagner l’humain (et notamment son bien-être de consommateur). Mes différentes expériences ont, presque par défaut, toujours cherché à démontrer l’impact des technologies numériques sur le corps physique mais aussi social. Le médium est aussi le message : le casque est posé sur notre tête, c’est quelque chose de puissant. Et peut aller jusqu’à proposer un état altéré de conscience avec. C’est d’ailleurs pour cela que je parle de Réalité Altérée (AltR), plutôt qu’augmentée. Je trouve ça un peu flippant l’idée d’augmentation…Surtout quand c’est amené par une industrie.
A. S. – A cette deuxième édition de CHRONIQUES, j’ai rencontré Merryl Messaoudi de Crossed Lab (qui l’a quitté en 2020, le studio continuant sous la direction de Julien Taïb). Ensemble, nous sortons avec un peu plus de financement #ALPHALOOP_V2. Toute une tournée internationale se préfigure, et puis arrive la pandémie de Covid. Et finalement, après le premier confinement, #ALPHALOOP et sa petite jauge de 5 personnes par heure 5 fois par jour a été pas mal demandée et nous avons pu faire une dizaine de dates en France. Ce nombre réduit de spectateurs s’est révélé un avantage sanitaire certain! Par la suite, je me suis vraiment battu pour montrer ce projet dans le réseau de la XR et malgré plusieurs autres tournées internationales au Québec, au Maroc et en Europe ça reste un travail plutôt ignoré par le réseau. C’est trop “expérimental” et ils ont peur que le public ne comprenne pas… Ça tourne néanmoins depuis 5 ans maintenant et le projet en a encore sous le pied malgré l’obsolescence du matériel.
A suivre…
A. S. – Je suis dans une phase où j’ai vraiment envie d’interroger en profondeur ce médium, la XR, face notamment à un courant mainstream que sollicite souvent les événements et les diffuseurs encouragé en ce sens par les pouvoirs public qui découvre tout ça comme si ça n’avait jamais existé et voudrait en faire un nouveau marché culturel. Il y a finalement peu de place, ou d’envie, pour des objets plus expérimentaux.
A. S. – Aujourd’hui ma question est la suivante : Peut-on faire de l’immersion sans le truchement d’un écran, et jouer plutôt sur les biais cognitifs de l’être humain pour raconter l’histoire ? Il est intéressant, je crois d’essayer d’imaginer s’émanciper du casque… C’est l’histoire de mon nouveau projet de création, le test Sutherland sur lequel je travaille avec l’Ososphère à Strasbourg et Dark Euphoria à Marseille. J’y parle de notre rapport aux images, à l’immersion. C’est un spectacle / expérience d’environ 1h qui parle de notre addiction aux images, avec 4 comédiens et une jauge de 20 spectateurs que je vais présenter encore inachevée avec 2 comédiens et 10 spectateurs en novembre 2024 au Couvent Levat dans le cadre de l’ouverture de la prochaine Biennale CHRONIQUES.
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