Le mois dernier s’ouvrait la Biennale des Imaginaires Numériques, organisée par Chroniques depuis 2018. Répartis sur Aix-en-Provence, Marseille, Avignon, Arles et Istres, expositions, ateliers, performances et concerts se déroulent sur trois mois foisonnants. Temps fort des arts et cultures numériques du sud de l’hexagone, La Biennale propose cette année une programmation pluridisciplinaire sur le thème du plaisir. De quoi satisfaire, jusqu’au 19 janvier 2025, toutes les générations et tous les goûts en matière d’art. Retour sur notre passage à Marseille et Aix-en-Provence et 5 artistes parmi les 80 présents.
Cover: Biennale des Imaginaires Numériques 2024 📸 Gregoire Edouard
Le plaisir, thème ambitieux et subversif ?
Puisque Mathieu Vabre, directeur artistique de la Biennale des Imaginaires Numériques, convie Michel Foucault dans son éditorial pour présenter cet événement, suivons-le sur ce pas audacieux. Son Histoire de la sexualité, le philosophe l’avait pensée en six tomes. Comme pour tout projet, les aléas feront que trois seront publiés de son vivant et le dernier à titre posthume. Certes, le plaisir ne se résume pas à la sexualité. Toutefois en appeler au travail de Foucault et donc à la sexualité a ceci d’intéressant pour voyager dans cette biennale, que le philosophe parle du corps. Et il en est beaucoup question dans ces imaginaires numériques.

Pensez à la sexualité et vous arriverez bien vite à réfléchir au corps, à l’interdit, à la répression, la domination – celle que l’on subit, comme celle que l’on impose –. Observons la domination et voilà qu’entre en scène le politique, la surveillance, la sous-veillance. Pour comprendre ce dernier concept, je vous invite à lire cette synthèse des travaux de Camille Alloing Professeur à l’UQAM, spécialiste des questions d’influence et de communication numérique. Quand la politique est en scène, viennent côté cour le pouvoir et côté jardin, le bio-pouvoir.
Et bien c’est tout cela que les artistes de la Biennale 2024/2025 nous invitent à interroger, à repenser, déconstruire et reconstruire avec eux.
Plaisir contraint, plaisir choisi, voyeur ou acteur ?
Commençons notre voyage numérique à la Friche de la Belle de Mai à Marseille, avec Ito Meikyū de Boris Labbé (Grand Prix Immersif de Venise). Est-il encore besoin de présenter cet artiste majeur pour sa maîtrise de l’hybridité ? Sans doute, gageons que de nouveaux lecteurs nous rejoignent. Né en 1987, Boris étudie à l’École supérieure d’art des Pyrénées (Tarbes). Il poursuit sa formation à l’École de cinéma d’animation d’Angoulême jusqu’en 2011. Par la suite, l’artiste effectuera de nombreuses résidences dont la Casa de Velázquez à Madrid.

L’expérience immersive commence bien avant le casque posé sur votre tête. Vous découvrez des livres, des mots entrelacés ; des petites choses qui peuvent vous donner du plaisir ou non. Vous déambulez, tournez autour d’une installation. Boris vient de l’animation.
Il observe nos propres mouvements, comme si nous faisions partie de son œuvre. Et vous ajustez le casque. En une fraction de seconde, vous devenez observateur-participant de scènes de la vie quotidienne d’un japon ancestral. Suivant un fil aléatoire, vous cheminez dans un labyrinthe esthétique. Penchez-vous, des flaques s’ouvrent sur d’autres mondes. Les cloisons de ce théâtre s’animent.
Peut-être vous sentez-vous voyeur ou acteur ? Vous faites vos propres choix de routes et de postures dans ce théâtre expérimental.
Plaisir licite ou coupable ?
Au Musée des Tapisseries d’Aix-en-Provence, Robbie Cooper, un artiste britannique nous présente Immersion. Son projet : enregistrer les expressions de personnes regardant la télévision, jouant aux jeux vidéo ou utilisant Internet. Robbie Cooper capture ces personnes de tout âge, en plan serré, immergées dans différents médias numériques. Action-réaction. Les réactions intenses des participants sont diffusées sur grand écran. Nous, public, réagissons avec nos propres émotions. Cette sorte d’effet miroir nous renvoie à nos propres usages du numérique. Plaisirs coupables ? Dans cette crypte de l’ancien Palais de l’Archevêché, ces voûtes qui nous rapprochent tant, ne peut-on pas se demander qui regarde qui et qui fait quoi ?
C’est à l’espace culturel départemental, d’Aix-en-Provence, que vous découvrirez l’œuvre d’Ethel Lilienfeld, EMI. Des ateliers de Sèvres au Fresnoy, cette jeune artiste enchaîne résidences et prix. Le corps est central dans son travail. Les questions de genre, de codes esthétiques, de soumission, de vouloir être aimé à tout prix, tout est posé dans ce court film mêlant réel et Intelligence artificielle. Avec beaucoup d’humilité, Ethel raconte EMI pour Expérience de Mort Imminente. Jusqu’où sommes-nous prêts à faire plaisir à nos friendings ? Du mukbang qui pourra nous tuer ? Des filtres qui briseront la rencontre dans le réel ?

Du fantasme au plaisir partagé ?
C’est aux Méjanes – Bibliothèque, archives Michel-Voyelle que vous découvrirez The Museum of Dating de Valentina Peri. Historienne de l’art, anthropologue, artiste, commissaire d’exposition, conférencière, les termes ne manquent pas pour décrire les multiples activités de Valentina. Il y en a un autre qui la définit : collectionneuse. Elle rassemble depuis quelques années des pièces rares ou oubliées sur les rencontres amoureuses. De ce corpus, elle en a fait un musée montrant l’anthropocène des rencontres amoureuses, sexuelles. De la presse quotidienne régionale, aux applications numériques, en passant par les brouteurs (arnaqueurs) et le computer dating au travers du documentaire sur Joan Ball.
De la rencontre, Valentina tire des fils à la fois affectifs, économiques, politiques et même géo-politiques. De ce point de vue, dans The Museum of Dating, l’approche de la rencontre, nous montre à quel point elle peut être pensée comme un fait social total tel que le décrivait le sociologue Marcel Mauss. Fait social total étant entendu comme un phénomène qui affecte toutes les entités individuelles et collectives de la société dans une séquence temps condensée. Grâce à sa portée totale, ce fait social peut entraîner un mouvement de la société. C’est ce que montre Valentina Peri à travers ce corpus souligné par une frise chronologique.

Un plaisir po(é)litique ?
Le Musée du Pavillon Vendôme d’Aix-en-Provence offre un écrin subtile pour Charnelles Interbioformae, l’œuvre de Yosra Mojtahedi qui l’est tout autant. Née en 1986 à Téhéran (Iran), Yosra est arrivée en France, il y a 10 ans. Moment de découverte endogène et exogène. Apprendre une langue, une culture, une autre vision de l’art, tout en réinterrogeant ses biais cognitifs natifs mis à l’épreuve alors que son propre corps est déplacé. Sortie du Fresnoy, Yosra est lauréate du Prix révélation d’art numérique et d’art vidéo de l’ADAGP en 2020.
Au travers de son travail de dessin, gravure, sculpture intégrant la robotique, Yosra mêle le corps humain à son environnement. Le noir est sa signature mais n’y a-t-il pas, aujourd’hui, un nouveau noir ? En cela, Yosra Mojtahedi ne serait-elle pas le fait social total incarné ? Prenez le temps de regarder ses œuvres, tournez autour, touchez-les, sentez et ressentez. Yosra nous offre un monde immersif dans lequel une parcelle de corps humain devient végétal ou minéral. Tout est entremêlé dans une pensée poétique et politique. Yosra nous donne de la matière pour penser un monde décloisonné, un univers.

Retrouvez tous les artistes cités et plus encore à la Biennale des Imaginaires Numériques jusqu’au 19 janvier 2025. Toutes les informations pratiques, lieux, expositions, événements, tarifs sont à retrouver sur le site dédié
Pour continuer avec la Biennale des Imaginaires Numériques
Chroniques 2024 – Première édition du Marché des Imaginaires Numériques (MIN) : Marseille, carrefour numérique européen, par Adrien Cornelissen
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