Rendez-vous incontournable de la création numérique en France, le festival Scopitone rassemblait, du 18 au 22 septembre à Nantes, une quinzaine d’œuvres explorant un thème audacieux : l’insurrection. S’inspirant des changements sociétaux, des contestations passées et actuelles, ou des mutations écologiques, les artistes invité·es partagent leurs visions du soulèvement dans un monde complexe et interconnecté. Revue des œuvres phares de cette 22e édition.
“L’équipe organisatrice s’est beaucoup interrogée sur la manière dont les publics percevraient le thème du parcours d’exposition” partage Anne-Laure Belloc, l’une des deux commissaires (avec Mathieu Vabre), croisée au débotté dans les couloirs de l’école des Beaux Arts, là où sont présentées les installations. Il faut dire que le thème “(in)surrection” fait autant référence aux soulèvements populaires contre les pouvoirs en place, qu’à un phénomène géologique où des blocs de la croûte terrestre s’élèvent, créant des reliefs rocheux. “Nous avons voulu offrir un point de vue élargi, à la fois en abordant une vision poétique et symbolique du soulèvement, par exemple en évoquant l’élévation des corps comme dans Série Desert Spirits de Mihai Grecu ou comme dans Logics of Gold, une expérience VR de de Marie Lienhard. Mais nous voulions aussi questionner les dimensions politique et écologique du soulèvement. C’est une tension, un équilibre à trouver qui est parfois fragile” ajoute-elle. À observer les réactions des festivalier·es, le pari semble clairement réussi.
Un intérêt particulier pour le Vivant
Tantôt fasciné·es, tantôt sidéré·es, les publics ont notamment fait le lien (direct) entre soulèvement écologique et soulèvement politique. “Plusieurs oeuvres se situent à cette jonction. C’est évidemment le cas de Slow Violence, œuvre signée du Studio Lemercier qui montre une gigantesque mine de lignite qui a presque entièrement détruit une forêt primaire et l’intervention de militant·es” commente Anne Laure Belloc. La notion de sublime, un concept esthétique qui désigne une puissance transcendantale, s’applique parfaitement à cette œuvre vidéo : pendant une vingtaine de minutes on y découvre de larges plans montrant des machines extraordinaires dévorant la terre, et en parallèle, les mouvements capturés par drone et hypnotiques de dizaine d’activistes. Une œuvre qui fait également écho à Plafond de cristal de Myriam Lambert. L’artiste témoigne d’une autre histoire minière, cette fois dans l’Ouest du Québec. L’œuvre traduit les fréquences qui courent sous terre et en surface et illustre combien l’exploitation de la Terre à des conséquences durables. “Une ville entière a été déplacée car elle était sur le site d’extraction. Les activités humaines déconstruisent et restructurent nos territoires, ajoute Anne-Laure Belloc, Personnellement j’ai l’impression d’entendre la Terre crier et le passé des femmes et des hommes ayant vécu sur ce territoire”.
Questionner l’impact du numérique
D’une certaine manière, toutes les œuvres évoquaient la numérisation du Monde. Cependant quelques-unes se sont distinguées par leur critique frontale au techno-solutionnisme, idéologie bien enracinée dans l’imaginaire collectif et qui nous amène à penser que la technologie peut résoudre tous les problèmes sociaux ou environnementaux. Avec Homogenitus, Marie-Julie Bourgeois imagine une machine à nuage à disposition des spectacteur·rices invité·es à générer leur propre microclimat. En intégrant les codes du greenwashing et à travers une scénographie contextualisant les ambitions d’une startup factice, l’artiste démontre comment les intentions, plus ou moins bonnes, peuvent conduire à amplifier des catastrophes environnementales. Un propos qui résonne avec la magnifique installation de Vivien Roubaud dont les festivalier·es ont été très nombreux·euses à admirer le spectacle éphémère : Salsifis douteux consiste en effet à placer un bouton de plante proche du pissenlit dans une machine accélérant l’épanouissement de la fleur. L’œuvre joue donc sur un paradoxe : le caractère brutal de l’entremise humaine sur le cycle de la nature vient se heurter à la beauté éprouvée devant l’épanouissement du végétal. Le succès de Salsifis douteux s’explique aussi par les choix scénographiques des commissaires : “l’installation est disposée dans une grande salle avec les œuvres Falling and Revolving de Lingjie Wang et Jingfang Hao et Flux de Clément Edouard et Pierre Warnecke. Ces oeuvres dialoguent plastiquement et philosophiquement, notamment en questionnant notre rapport au temps” analyse Anne-Laure Belloc.
Le soulèvement synonyme d’indignation
Une autre salle d’exposition rassemblait plusieurs œuvres évoquant directement la question du soulèvement des peuples, que ce soit dans la série photo de Thierry Fournier, La Main invisible qui transforme des photographies de presse témoignant de violences policières (en effaçant intégralement les policiers de l’image) ou à travers l’installation Marmelade de Paolo Almario dans laquelle l’artiste imagine un dispositif détruisant littéralement les portraits de juges corrompus ayant persécutés sa propre famille.
L’une des plus belles installations du festival revient peut être à Stéphanie Roland dont le travail intitulé Missing People, Inventio fortunate, a bouleversé de nombreux·es festivalier·es. Lors d’un voyage au Chili et en Argentine l’artiste belge découvre l’histoire de nombreuses victimes de l’oppression dictatoriale qui n’ont jamais été retrouvées par leur famille. Indignée et s’appuyant sur une base de données compilant les portraits de personnes portées disparues à travers le monde, elle imagine, un dispositif d’une rare poésie. Des portraits recréés à l’aide d’une IA sont inscrits sur une plaque de verre a priori vierge. Pourtant à la lumière d’une lampe torche ou d’un téléphone portable, des images apparaissent et dévoilent, dans cet état de latence, la mémoire de ces disparu·es. Enfin Crowd Control de l’artiste Clemens Von Wedemeyer aborde la question du soulèvement en exposant précisément les manières dont les outils numériques sont utilisés par les forces de l’ordre pour simuler des mouvements de foule et contrôler les masses. Cette vidéo, à l’esthétique d’un simulator gaming, détonne par son caractère ludique et pourtant bien réel dans son application.
En définitive Scopitone version 2024 relève (avec brio) le défi de proposer à ses publics une exposition ambitieuse et ancrée dans une réalité sociale et écologique. Une ligne directrice pour les prochaines éditions ? Réponse de la programmatrice, Anne-Laure Belloc : “Que ce soit à Stereolux ou pour le festival Scopitone, nous allons poursuivre cette voie. Questionner notre rapport au Monde, les logiques du vivant, les impacts sociétaux… C’est une priorité dans notre projet artistique. On le fera de manière à inclure le plus de publics possibles, avec cet équilibre à trouver entre dédiabolisation et démystification des technologies.” Avec une telle promesse, Scopitone a encore de beaux jours devant lui.
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