Nous avons rencontré une partie des chercheurs et de l’équipe de l’Université Paris-Saclay, Ikse Maître et Nicola Lorè, lors d’une présentation de L’EXPÉRIENCE MONROE au Forum des Images en 2023, et plus particulièrement de Memory Box qu’ils avaient produit et réalisé avec Swing digital pour l’exposition. Cette année ils étaient de retour avec The L∞p – Petits contes spatio-temporels, une installation collective exposée aux Ateliers des Capucins de Brest jusqu’à ce 7 avril. Produire dans le cadre d’un programme de recherche art-science, mais aussi pour le public, c’est la question qu’on leur a posée.
Paris-Saclay à la poursuite de l’immersion
Ikse Maître – Nos projets s’inscrivent dans le cadre d’une création d’une Chaire art-science à l’Université Paris-Saclay. La Chaire art-science émerge du principe que l’humain est un être à la fois rationnel et émotionnel et que l’art et la science partagent, non pas nécessairement les mêmes méthodologies, mais au moins les mêmes valeurs et ambitions, notamment celles de redéfinir les limites du sens commun, par l’émerveillement, la curiosité et la sérendipité. La Chaire a donc été créée avec pour objectif de faire émerger et de consolider unediscipline art-science afin de répondre à des questions de recherche à la fois artistiques et scientifiques. Elle s’inscrit dans un processus de recherche, où la production d’une œuvre art-science n’est pas un résultat en soi mais une étape essentielle du processus de recherche, un terrain d’expérimentation et d’exploration. Actuellement, l’une des dynamiques de recherche de la Chaire, dans le cadre du projet européen Artcast4D, concerne la notion d’immersion : qu’est-ce qui la déclenche chez les visiteurs, dans l’espace public notamment ? Avec le Forum des Images, nous avons par exemple mis en place une œuvre numérique, Les Fibres d’Ariane, à l’extérieur, sur la rue du cinéma, avec laquelle les passants peuvent interagir par l’intermédiaire de projections visuelles et sonores au mur et au sol .
I. M. – Sur des installations immersives plus usuelles, nous avons produit Memory Box pour l’exposition autour de Marilyn Monroe (qui, après le Forum des Images, a été exposée jusqu’en janvier 2024 à la Galerie Joseph à Paris). Avec un casque de réalité virtuelle, on peut contrôler ce que perçoit l’utilisateur (ou “expérienceur”) dans l’expérience. Sa vue et son ouïe sont mobilisées par le casque. De façon intermédiaire, et dans le troisième volet de notre recherche, on propose depuis quelques mois à Brest The L∞p, un dispositif à 360 degrés – un cylindre de 10 mètres de diamètre, 5 mètres de haut, avec une vidéo projection aux murs et sur le sol. C’est une interaction non contraignante et déambulatoire qui promeut l’exploration d’une histoire.
I. M. – Pour cette exposition à Brest, The L∞p parle des notions du temps et de l’espace, sous forme d’un conte qui tourne en boucle. Mais légèrement différemment à chaque fois, en fonction du comportement des visiteurs. Avec ce dispositif, nous proposons un petit conte spatiotemporel, “la Flèche du temps” dans un mélange graphique utilisant médias et simulations 2D et 3D qu’ont conçus Gaële Misiak et Matthieu Courgeon (Cervval). Nous évoluons dans une créativité partagée (co-conception) entre artistes et scientifiques qui est mise en œuvre pour amener une expérience au public. La recherche sur l’immersion débute dès la production jusqu’à la diffusion et la présentation au public. Pour The L∞p et Memory Box, nous avons mené une étude identique auprès des visiteurs.
Des lieux publics comme laboratoire à échelle 1:1
I. M. – Dans cette démarche, nous avons la chance de travailler avec des lieux attirant un certain volume de public. Au Forum des Images, c’est tout simplement l’un des lieux les plus fréquentés de Paris ! Entre 30 000 et 100 000 personnes par jour pour Les Fibres d’Ariane. On peut l’analyser très en détail. À Brest, nous sommes situés dans les Ateliers des Capucins, environ 35 000 mètres carrés couverts. Avec son cylindre à 360 degrés, THE L∞P est situé dans une passerelle en hauteur, au-dessus de l’ancienne salle des machines des ateliers de la marine. C’est un point de passage idéal pour nous. Mais la fréquentation nous a surprise ! L’installation est en soi autonome, on imaginait le public plutôt volatile et changeant, hors nous avons noté une envie de rester dans l’installation et de prendre le temps d’en profiter. Il a fallu limiter les entrées et installer des séances de visionnage rapidement.
I. M. – L’immersion, c’est plusieurs dimensions à explorer. Tout dépend de l’environnement, très logiquement. Peut-on faire basculer les spectateurs d’un monde à l’autre ? On suit un décalage de réalité pour entrer dans une autre. Si l’on prend Memory Box et la réalité virtuelle, il y a un rituel pour marquer cette étape : mettre un casque sur la tête pour s’isoler du monde extérieur. L’immersivité liée au dispositif (le casque, visuel et audio) est totale. Le contenu joue également, bien sûr. Que s’y passe-t-il, à quoi ai-je accès, quelles sont les interactions ? Si on parle de la VR, il y a des codes évidents que chacun respecte. Dans d’autres types d’interface, hors VR, on installe des dispositifs possiblement lourds – comme notre cylindre. Mais c’est moins contraignant pour les utilisateurs, avec parfois des dimensions collectives, partagées, une déambulation et une visibilité accrue. Et on peut y accueillir tout le monde, des petits enfants aux grands-parents. Et l’engagement de chacun est très différent, et les façons de s’y adresser différemment (par ex, sur The L∞p nous avons 18 enceintes pour interagir avec le public).
I. M. – La prochaine étape, à notre sens, c’est l’hybridation. Utiliser un casque VR dans un environnement physique défini, par exemple, pour obtenir une immersion plus importante et pourquoi pas des interactions avec des objets virtuels, une perspective visuelle plus importante grâce à la 3D, etc.
Interactivité, immersion, ou les deux ?
I. M. – L’interactivité, ou interaction, avec l’œuvre, est central pour nous. Mais c’est notre point de vue. Pour notre recherche, nous plaçons l’interaction comme élément déclencheur de l’immersion. Avec un problème, à savoir la définition et les limitations de l’interaction : quel type d’interactivité dans l’expérience, et pour tous ? Lors de notre phase de test sur The L∞p, nous avons accueilli nos premiers spectateurs… qui se sont assis ! Ce qui n’était pas vraiment prévu. Dès lors, il a fallu réévaluer notre approche, notre contenu et notre accueil du public. Il y avait notamment des éléments visuels incitant le spectateur à agir, et qui ont dû être réévalués. Idem avec Memory Box, notamment sur les conseils fournis au public lors de la mise en place du casque : au final, certains spectateurs peuvent choisir de ne pas bouger du tout. Hors on essaie de susciter un engagement dans l’histoire, pour créer l’immersion dans une histoire qui évolue et dépend de ce que chacun y fait.
I. M. – Memory Box dépend vraiment de l’action des utilisateurs, même si l’histoire évolue par elle-même (par un nuage de points en mouvement, notamment). Dans The L∞p, si le public commence par s’asseoir, chaque nouveau spectateur va faire de même, empêchant logiquement les autres de pouvoir se déplacer etc. Inversement, si le mouvement initial est plutôt d’aller vers l’interaction, il y a un mouvement de groupe semblable. C’est l’impact social de ces expériences.
I. M. – Nous menons une réflexion sur l’évidence de l’interactivité, son côté intuitif. Et cela dépend du “comportement” de l’œuvre. Interagir, c’est perturber ce comportement. C’est là une clé de réussite d’une expérience, avec par la suite des propositions pour répondre à l’interaction, une médiation interne en quelque sorte. Avec Memory Box par exemple, comment suggérer aux spectateurs de se déplacer, d’interagir ? Doit-on le formuler clairement ou laisser intuitivement le public s’en emparer ? On a évidemment envie qu’ils s’emparent naturellement de l’histoire devant eux, qu’ils la perturbent sans avoir de manuel d’explication.
Anticiper la réaction du public ?
I. M. – Dans certains contextes, on connaît les codes. Dans un musée ou un lieu public comme l’Atelier des lumières, on assimile rapidement les codes à respecter, ce qu’on peut faire ou pas. Lors de la première semaine de The L∞p, le dispositif était en accès gratuit de 10h à 20h, sans contrôle. En sept jours, il a fallu quasiment tout reconstruire. Peu de choses avait résisté à la circulation du public, et le matériel était partiellement à l’arrêt. Il a fallu mieux anticiper les usages, et les dégradations aussi (sans malveillance). L’appropriation du dispositif était très forte, notamment par les enfants (4-12 ans). On ouvre une porte sur l’imaginaire pour le jeune public qui les incite à vivre l’expérience à 200%.
I. M. – Notre prochain projet immersif nous amènera vers la danse, pour mieux comprendre les relations entre les deux. C’était en filigrane dans Les Fibres d’Ariane où il arrive que le public peut déjà commencer à danser, l’immersion jouant alors à plein. Le spectacle vivant est au cœur de nos prochaines interrogations.
The L∞p est une œuvre conçue par Ikse Maître et réalisée conjointement par le collectif des Vues de l’esprit au sas, groupe science-art-société à l’Université Paris-Saclay et Cervval. Elle a été produite par La métonymie avec le soutien de La Diagonale Paris-Saclay et Les Ateliers des Capucins.
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