Quel lien peut unir l’art et l’innovation technologique ? Comment réinventer la relation en direct entre le public et la création artistique ? Dark Euphoria occupe une place particulière dans la création immersive, avec un focus sur les installations et le spectacle vivant. Décryptage avec son fondateur Mathieu Rozières et sa directrice de production Marie Point. 1/2
- Dark Euphoria est une agence de production artistique et d’innovation culturelle basée à Marseille. Fondée en 2016 par Mathieu Rozières, elle prototype et produit des projets transdisciplinaires au croisement entre art et technologies numériques : installations interactives, expériences immersives, spectacles augmentés….
- Doublement présent au sein de la Commission Expérience Immersive au CNC, Mathieu Rozières est également très présent au sein de l’écosystème French Tech et autour de Marseille : fondateur du Grand Bain, directeur associé de l’agence Euphoriques…
Cover : “DAZZLE” © Gibson/Martelli et Peut-Porter
Plonger dans l’Innovation au Service de la Culture
Mathieu Rozières – A l’origine, je viens de l’audiovisuel corporate à Paris – ce qui n’excluait pas un gros travail sur l’innovation à l’époque, et des envies d’accompagner des auteurs. J’ai rapidement décidé de créer un atelier d’écriture pour tester des choses plus créatives. On imaginait des formats d’émission qu’on trouvait innovants à l’époque parce qu’ils intégreraient le web dans leurs narrations… C’est à ce moment-là (2014) que j’ai eu l’opportunité d’écrire un web-documentaire avec la photographe Sophie Brandström, MA VIE À 2 BALLES (lien), pour parler de la précarité de la jeunesse en France. C’était le premier projet narratif qui m’a donné envie de changer. A mon arrivée à Marseille, qui est ma ville coup de cœur, j’ai créé deux sociétés, et recruté deux équipes différentes : Black Euphoria (désormais Euphoriques) qui se met au service des marques et des grands groupes, et Dark Euphoria pour produire des projets culturels.
M. R. – Pour moi la technologie est un moyen, pas une fin. C’est elle qui fait avancer nos réflexions sur les formes, en étant plus centré aujourd’hui sur les espaces immersifs ou 360, les installations que les casques VR. J’observe les usages de ces technologies pour avancer. Chez Dark Euphoria, on ne vient pas de l’art numérique – et nos incursions de plus en plus régulières vers l’immersif se font au gré de nos découvertes ou coups de cœur. L’imaginaire est notre carburant pour alimenter ces formats expérientiels, alors que nos contenus ne sont pas forcément tous linéaires ou narratifs.
M. R. – Notre premier projet était précurseur de ce qui allait arriver avec les deep fakes ou l’intelligence artificielle, avec un concept d’émission où on pouvait incarner une personnalité connue – comme un homme ou une femme politique. Ce projet intégrait de la motion capture en temps réel pour du broadcast ! Nous avons développé le pilote pendant deux ans (pour une grosse production technique) avec de fortes intentions de certaines grandes chaînes, et des soutiens en région, mais au dernier moment les chaînes n’ont pas voulu donner suite. J’y ai appris l’humilité, et bien sûr le travail avec des équipes de développeurs, le dialogue entre auteurs et spécialistes technologiques. Cela a été une grosse phase d’apprentissage, mais qui nous a permis de rebondir dès le SXSW 2017 où je me suis rendu avec une délégation PACA et notamment Laurent Duret de Bachibouzouk.
M. R. – A Austin nous avons découvert les possibilités de la réalité virtuelle, et nous avons décidé d’explorer ce secteur créatif ensemble. Notre première production commune avec Bachibouzouk, HISTOIRES D’ESPACES (lien), présentait dans une vidéo 360 des spectacles du festival d’Avignon et notamment Olivier Py, Fabienne Verdier, Philippe Decouflé… Dès ce premier projet, je me suis senti attiré par le spectacle vivant. A l’époque je n’avais pas de connaissance détaillée sur les nouvelles écritures, leurs financements, etc. Mais je développais des formats qui pouvaient prétendre à des aides auprès de la BPI ou des aides européennes. Car la marque de fabrique de Dark Euphoria, c’est de monter des consortiums (souvent internationaux) pour lancer des projets technologiques ou des alliances culturelles. Le collectif, c’est essentiel ! Et c’est en démarrant comme coproducteur que j’ai appris le métier, avant de me lancer seul.
Marie Point – Pour ma part, je viens d’une formation dans la gestion culturelle et spectacle vivant. J’ai rencontré l’association PING à Nantes (lien) qui explorait déjà au milieu des années 2000 l’éducation critique au numérique : la culture numérique, et son exploration artistique. On découvrait l’art numérique, son usage dans les lieux de création, la pédagogie autour… On accompagnait réellement les lieux autour de ces nouveaux usages, et comment ouvrir la “boîte noire” des nouveaux outils numériques, avec la dimension création, le regard critique, le DIY des premiers artistes ou hackers numériques, un premier fablab nantais… De cette culture, je me suis intéressée à l’aspect transdisciplinaire que cela impliquait. On rencontrait des profils très variés, sans forcément d’étiquettes (des makers!), qui pouvaient s’impliquer sur des projets de type très différents, des technologies éloignées.
M. A. – De cette première expérience, j’ai intégré le programme S+T+ARTS (Science, Technology & the Arts – lien) de l’Union Européenne pour continuer à explorer cette rencontre entre des artistes, des ingénieurs, des entreprises… L’idée était de stimuler l’innovation technologique avec la création, de redonner une place à la vision artistique dans ces évolutions techniques. On a exploré la robotique, la nanotechnologie, l’immersif… Et c’est comme cela que j’ai rencontré Dark Euphoria qui accompagnait Julie Desmet-Weaver sur L’ECUME DES JOURS. S+T+ARTS était focalisé sur l’expérimentation et le prototypage, ce qui était passionnant. Mais je savais que je voulais poursuivre mon accompagnement des auteurs, de la production, et c’est là que j’ai intégré Dark Euphoria début 2021.
Dark Euphoria et la Découverte de l’Immersif
M. R. – Nos expériences avec les casques se sont révélées rapidement déceptives, principalement pour présenter nos contenus au public – et une multitude de problèmes techniques, de limitation sur la jauge. J’ai tout de suite investi dans un cylindre de réalité virtuelle, pour projeter nos œuvres dans un environnement collectif Ce dispositif permettait de proposer plusieurs de nos contenus avec un nombre de spectateurs accrus. Et c’est avec ce cylindre que nous avons répondu à l’ appel à projets européen S+T+ARTS et que j’ai rencontré Julie Desmet-Weaver et son concept immersif autour de L’ECUME DES JOURS de Boris Vian.
M. R. – C’est ce projet qui nous a permis d’accélérer. Artistiquement, nous en sommes très fiers ! Et pourtant il a failli couler 18 fois… mais il était parmi l’un des premiers utilisant cette technologie du cylindre de diffusion. Il a fallu créer le réseau de distribution. Mais proposer cette expérience collective, sur un rapport 1:1 à l’image, autour de la danse, c’était excitant. Là-aussi, on a beaucoup appris techniquement et créativement. Et puis, on a réussi à livrer le projet et démarré sa mise en circulation. Dark Euphoria a dès lors commencé à développer un réseau de lieux de création, de résidences pour aider nos auteurs. Aujourd’hui, on ne peut plus produire de façon traditionnelle. On travaille autour des corps, avec des logiciels de temps réel : il faut itérer, essayer, tester pour avancer (notamment les interactions visuelles, gestuelles ou narratives). Sur L’ECUME DES JOURS, 4 résidences de création ont été nécessaires. Nous avons réfléchi à ces temps de création comme des temps de rencontre et de diffusion, en y intégrant des rendez-vous avec du public ou des écoles.
M. R. – Dès lors, nous sommes devenus des producteurs de contenus immersifs. Nous avons continué des collaborations, notamment avec Bachibouzouk pour soutenir Fabienne Verdier. On a gagné des projets européens pour travailler avec des festivals et des lieux comme Ars Electronica (Autriche), MEET (Milan), LEV (Madrid), dans un domaine de plus en plus transdisciplinaire et axé sur le spectacle vivant.
M. A. – Nous sommes souvent séduits par des artistes qui se définissent par un sens du collectif poussé. Cela implique de réunir plusieurs médias (mode, performance image, son, etc.), et différentes compétences. On est très attaché à la sensorialité des installations ou expériences, l’hybridation entre physicalité et virtualité. C’est peut être notre fil rouge sur l’ensemble des projets accompagnés. Il n’y a pas que la vue qui compte, mais l’intégralité de nos sens. C’est aussi plus inclusif. Si on parle de réalité virtuelle avec des casques, on limite forcément le public concerné – sans même parler des problématiques de diffusion. On veut ouvrir le champ des possibles, avec un engagement du public le plus intuitif possible.
M. R. – En 2022, on a commencé à diffuser THE SHAPE OF THINGS TO COME de Diego Ortiz et Hernan Zambrano (une œuvre qui explore la relation entre matière et lumière), qui a été notamment présentée à la Fête des Lumières 2022 à Lyon. C’est une installation artistique immersive qui utilise les données de la qualité de l’air sur un territoire donné, de manière interactive. Sa forme et sa conception s’inspirent de l’architecture des nids d’oiseaux jardiniers. De la même manière que ces oiseaux récoltent ce qu’ils trouvent dans la nature pour fabriquer leur habitat, elle est réalisée en plastique recyclé.
https://fr.linkedin.com/company/dark-euphoria
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