Jusqu’alors relativement absents des programmations des centres d’art, des théâtres et autres scènes nationales, les spectacles XR y font peu à peu leur apparition. Les lieux de diffusion doivent désormais repenser et adapter leurs pratiques professionnelles pour accueillir au mieux ces nouvelles créations. A partir de cas concrets présentés lors de la dernière édition du festival d’Avignon*, voici 5 enjeux auxquels font face les établissements culturels pour entamer leur “transition XR”.
Cover: Céline Delatte (Dark Euphoria) @ Spectacle vivant, scènes numériques 2023
Attirer de nouveaux publics
La question du renouvellement des publics et la lutte contre le décrochage des spectateur·rices est centrale pour tous les établissements culturels. La fréquentation des lieux de culture qui a connu un après Covid difficile, s’est également vu impactée par la généralisation du télétravail, la baisse du pouvoir d’achat et l’accélération de la digitalisation des contenus culturels (source : Culture Études Les sorties culturelles des Français après deux années de Covid-19 – juin 2022). D’autre part, un rapport de la Cour des Comptes de 2023 pointe les manques de diversification des publics des quelque 7.000 festivals français, proposant de conditionner les aides à une exigence de démocratisation. Autrement dit : sans renouvellement des publics, plus de subventions. De là à voir dans l’outil numérique – et a fortiori la XR – une opportunité de renouveau, il n’y a qu’un pas. “Le numérique envahit le quotidien, notamment des moins de 35 ans. Nous devons créer des passerelles avec ces usages technologiques. Cela interroge sur quoi produire, quoi programmer.” constate Pierre Lungheretti, directeur délégué de Chaillot – Théâtre National de la danse.
Pour autant est-ce efficace ? “Le bal de Paris (ndlr : un spectacle VR imaginé par Blanca Li), a été programmé à Chaillot en 2021. Malgré un succès retentissant, nous n’avons pas constaté d’évolution significative dans la sociologie de nos publics présents les jours de représentation. On sait qu’il faut du temps pour attirer de nouveaux publics” continue Pierre Lungheretti. Myriam Achard, responsable des relations publiques du Centre PHI de Montréal, abonde ce constat : “Le Centre PHI existe depuis 11 ans maintenant. Dès le départ, notre projet artistique s’est inscrit à l’intersection de l’art et des technologies. Nos publics sont composés de toutes les tranches d’âge. Aujourd’hui ils savent qu’ils vont découvrir de nouvelles expériences XR.” Au-delà d’une programmation audacieuse in situ, le Centre PHI a également eu l’excellente idée de proposer une expérience hors les murs avec la location de casque VR et des contenus triés sur le volet. “VR TO GO est née au début de la pandémie. Quand le centre a fermé ses portes, on s’est posé la question de comment faire pour continuer à interagir avec nos publics et qu’ils expérimentent des œuvres de chez eux. On a uploadé une sélection d’œuvres VR sur 75 casques. Le but était de vivre une expérience hors les murs. Fort de ce succès, le Centre PHI a noué des partenariats avec d’autres institutions comme le 104 à Paris.” François Vienne, directeur adjoint du festival d’Aix en Provence (qui a programmé le spectacle EIGHT), résume bien ce potentiel lié à la XR. “C’est une opportunité pour les opéras. Un spectacle pourrait se jouer à un endroit précis, en simultanée et qu’on le vive à distance. À l’opéra, on travaille beaucoup avec les établissements scolaires. Imaginez si l’on conçoit une expérience complète en amont et en aval du spectacle, la place que pourrait prendre la réalité virtuelle. L’expérience immersive ne supprime pas le spectacle vivant, elle le complète. La clé de tout, c’est la médiation avec les publics”.
La médiation plus que jamais une priorité
La médiation est justement l’un des points centraux de toute expérience XR. On oppose souvent la réalité et la virtualité. Or il y a un point de jonction naturel. Myriam Achard illustre cette complémentarité : “L’expérience XR ne se résume pas à mettre un casque VR. D’autant qu’elle est souvent intégrée à un spectacle plus vaste. Nous avons programmé Carne y Arena d’Alejandro G. Inarritu. L’expérience VR dure 9 minutes, l’expérience totale d’une heure. Idem pour L’infini, une œuvre de Félix & Paul studios. Il y a 40 min de VR pour une durée totale d’une heure environ.” L’on-boarding et l’off-boarding permis par les médiateur·rices construisent donc l’expérience globale. Ils facilitent les transitions et permettent à des publics éloignés de ces technologies (voire souffrant d’illectronisme – la difficulté, voire l’incapacité, que rencontre une personne à utiliser les appareils numériques et les outils informatiques) d’aborder de la meilleure manière ces spectacles. Les médiateur·rices prennent le temps en amont et en aval d’accompagner les participant·es. Ainsi pour répondre au mieux aux questions du public, iels sont formé·es directement auprès des artistes. “En amont de toute représentation, l’équipe de médiation est en contact avec les artistes. Elle prépare un carnet de bord et des sessions de formations entre les artistes et les médiateur·rices sur place. Même si les coûts d’opération explosent, c’est non négociable car c’est ici que se joue la réussite du spectacle.” exprime Myriam Amard. Même son de cloche du côté du Théâtre National de Chaillot : “À l’occasion du Bal de Paris, les médiateur·rices ont travaillé de façon rapprochée avec Blanca Li. C’est une source de motivation très forte pour les équipes qui ont beaucoup d’excitation à partager avec les créateurs. Cette proximité avec l’artiste est moteur pour comprendre le processus de création et l’usage de technologies Hi-Tech.” exprime Pierre Lungheretti.
Des investissements importants à prévoir
En effet, la XR est souvent synonyme de haute technologie. Et donc d’équipements onéreux… “Au centre PHI nous avons une jauge du public de 50-60 visiteurs à l’heure. Il faut donc prévoir un nombre de casques important, plusieurs dizaines.” fait remarquer Myriam Achard. L’équipement de casques est donc l’un des premiers investissements à prévoir. Pour beaucoup d’établissements culturels, les spectacles XR programmés doivent être des expériences partagées, condition garantissant la cohérence avec leurs projets artistiques. Des équipements permettant de vivre une expérience collective, comme des dispositifs de motion capture, sont également sur les listes d’achat des directeur·rices techniques. “On peut réaliser des partenariats avec des start-up spécialistes de ces technologies et de ces équipements.” conseille Pierre Lungheretti.
À moyen terme d’autres investissements sont à anticiper. A commencer par la formation des équipes. François Vienne témoigne de son expérience : “On peut faire des parallèles avec les enjeux de transition écologique dans nos structures. Ce n’était pas simple de changer les pratiques professionnelles. C’est à nous d’accompagner les équipes afin qu’elles puissent faire évoluer leurs métiers.” Concrètement cela passe par des nouvelles compétences intégrées par les équipes de programmation, de production, techniques, de médiation ou de communication… et bien sûr d’engager un processus d’acculturation et de formation. “Notre défi c’est de ne pas bouleverser les structures en place et d’intégrer dans toutes les strats ces nouveaux outils XR. Ça passe par de la formation, des immersions dans des établissements reconnus pour leurs bonnes pratiques, des stages etc…” ajoute Pierre Lungheretti avant de poursuivre : “Pour les plus gros établissements culturels, l’investissement portera aussi sur la création de nouvelles expérimentations artistiques. Nous souhaitons faire de Chaillot un laboratoire et un lieu ressources pour la création chorégraphique avec les outils numériques. Le Chaillot Augmenté se traduira par une ingénierie technique mise à disposition disposition des artistes ; un lieu physique pour diffuser les spectacles créés ; un temps fort pour proposer au public des créations issues de Chaillot Augmenté et d’autres centres de productions. (ndlr : une mise en place est prévue à partir de 2025). Le budget de Chaillot Augmenté est d’environ de 1,6 millions d’euros. C’est un coût important qui demande du soutien. Il existe des crédits publics dans le cadre de France 2030 Investissement d’Avenir qui ouvre des possibilités aux établissements culturels.”
Une diffusion à repenser intégralement
En parallèle des productions, il faut également reconnaître qu’en l’état actuel, la diffusion des spectacles XR peine à fonctionner. Quelques données concrètes pour comprendre le problème. Le Bal de Paris de Blanca Li a demandé près de 2 millions d’euros aux coproducteurs. Ce même spectacle XR dure environ 35 minutes et accueille une dizaine de spectateurs en simultanée. Seulement 4 jours de diffusion ont été prévus par le Théâtre National de Chaillot. L’exemple souligne la disproportion entre les moyens de production et la diffusion auprès du public. Myriam Achard nuance ce constat pas toujours représentatif des créations XR : “Il existe aussi des œuvres qui accueillent beaucoup plus de public. L’infini a coûté 7 millions à produire. Mais malgré une durée d’une heure, ce spectacle a accueilli plus de 350 000 visiteurs.” Comment cela pu être possible ? D’abord en imaginant une ingénierie culturelle où l’exploitation de l’œuvre XR se fait sur plusieurs mois. Les établissements culturels doivent créer des temps de programmation plus longs, qui correspondent à ces hybridations numériques ne pouvant s’amortir que sur le temps. “10 jours de diffusion c’est trop court et ça n’a pas de sens. Pour le modèle économique mais aussi pour des raisons d’éco-responsabilité. Au Centre PHI, chaque expérience XR sollicite la construction de décors qu’on ne peut pas jeter au bout de quelques jours d’exploitation. C’est pour ces deux raisons – économique et écologique – que Carne y Arena a été exploité pendant 6 mois.” explique Myriam Achard. Une autre solution pourrait être de monter un réseau de distribution garantissant à des œuvres XR un nombre de dates dans des établissements partenaires. “Je sais que beaucoup d’établissements rêvent de monter ce genre de réseau. On va y travailler parce que l’appétence du public est là et que ça permettrait de produire des spectacles de petites jauges et d’équilibrer avec d’autres ayant de grandes jauges.” conclut Myriam Achard.
Trouver une compatibilité avec les objectifs de transition écologique
Mentionné quelques instants auparavant l’enjeux écologique est central. La production de spectacles XR, leur diffusion, l’achat d’équipements électroniques (sensibles à l’obsolescence), le caractère énergivore des technologies utilisées, etc. sont-ils compatibles avec des enjeux de transition écologique ? Les lieux de diffusions n’aggravent-ils pas là leur empreinte carbone ? Pierre Lungheretti avoue être encore en phase d’observation. “La première étape pour Chaillot est d’établir une photographie de notre empreinte carbone globale. Quels sont les postes énergétiques, sur quoi peut-on progresser, quels sont nos leviers d’actions. Nous avons besoin d’indicateurs précis pour faire des choix éclairés et équilibrés entre les exigences artistiques et notre responsabilité écologique.”
En attendant, rien n’empêche la mise en place de mesures concrètes. Par exemple au Centre PHI “on recycle les casques, et on n’investit pas sur des casques derniers cris. On garde le Quest 1 à la place d’investir le Quest 2. Mais je pense que la réponse doit se trouver en concertation avec les responsables politiques. On est trop petit pour lutter contre les géants du web.” soupire Myriam Achard. Une réalité certes, mais qui doit au contraire inciter “à investir sur les solutions low tech” souligne François Vienne. La fabrication d’équipements low tech est certes une piste, mais à explorer parmi tant d’autres : organiser des filières de recyclage et de réparation, formaliser les pratiques à travers des normes adaptées aux spécificités de la XR, pousser pour une labellisation d’éco-responsabilité XR, former tou.tes les professionnel.les (à l’obsolescence, à l’optimisation de la consommation énergétique etc.). Si le public est encore indulgent sur cet aspect, il y a fort à parier qu’il devienne plus regardant une fois que la XR se sera démocratisée.
* Scènes hybrides & virtuelles, de nouveaux challenges pour les lieux de diffusion, co-organisé par Dark Euphoria, le Grenier à sel, la Villa créative – Avignon Université et la French Tech Grande Provence, mettait en lumière les enjeux XR pour les lieux de diffusion.
Spectacle vivant, scènes numériques / Forum Entreprendre dans la Culture les 12 et 13 juillet 2023 au Grenier à Sel dans le cadre du Festival d’Avignon – Café des Idées
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