Depuis quelques années, le Luxembourg affiche ses ambitions en matière de production d’œuvres XR. Une approche singulière sur un marché émergent, pour un pays qui ne compte que quelques centaines de milliers d’habitant·es. D’où vient cet intérêt pour la réalité virtuelle ? Quelle est la feuille de route du Luxembourg ? Quelles sont les forces et les limites de ce territoire au sein de la chaîne de valeur de la XR ? Autant de questions qui témoignent de la structuration progressive d’un écosystème international.
Au premier regard, cela pourrait sembler anecdotique : en 2024, à Venice Immersive, 5 des 26 œuvres présentées en compétition étaient des (co)productions luxembourgeoises. Une belle performance pour un pays de quelque 670 000 habitant·es ! Mieux encore, deux de ces œuvres – ITO MEIKYU, lauréat du Grand Prix, et OTO’S PLANET, distingué par le Prix spécial du jury – ont reçu parmi les plus prestigieuses récompenses du festival. Pourtant ce succès ne doit rien au hasard, tant le Luxembourg s’est imposé au fil des années comme un acteur majeur de la production immersive à l’échelle internationale. Héritier d’un passé industriel, le pays a amorcé dans les années 1990 un virage vers la production cinématographique. Grâce au Film Fund Luxembourg , un écosystème de producteurs s’est structuré, favorisant les collaborations internationales – notamment avec la France, la Belgique ou le Canada – tout en consolidant une filière locale. Aujourd’hui, le Luxembourg compte plus de 1 200 professionnel·les du cinéma, un chiffre significatif à l’échelle du pays. Au tournant des années 2010, les premières créations transmédias ont émergé, ouvrant la voie à l’expérimentation artistique. Comme en témoigne François Le Gall, associé de la société de production a_BAHN, l’un des acteurs incontournables du secteur ayant produit des oeuvres comme AYAHUASCA: KOSMIK JOURNEY (de Jan Kounen) ou plus récemment CECI EST MON COEUR (de Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies, également présenté à Venise en 2024) : “En 2015, la VR n’existait pas vraiment au Luxembourg. a_BAHN, qui innovait déjà dans les formats transmédia, web et interactifs – comme SOUNDHUNTERS de Nicolas Blies et Stéphane Hueber-Blies (ARTE) – a été le pionnier dans le pays. Dès que nous avons essayé un casque VR, nous avons immédiatement voulu explorer ce médium et, en particulier, en définir la grammaire.”
Une volonté politique avant tout
Et justement, puisqu’il s’agit de nouvelles écritures artistiques, un soutien financier s’est avéré essentiel. “Cette volonté d’explorer le champ de la XR a rencontré la vision de Guy Daleiden, directeur du Film Fund Luxembourg, qui a porté sur ses épaules le développement de la VR”, analyse François Le Gall. Doté d’un budget d’environ 40 millions d’euros sous la tutelle du ministère de la Culture – lui-même financé à hauteur de 288 millions d’euros – le Film Fund Luxembourg a ainsi mis en place une politique de soutien ambitieuse pour un secteur encore émergent mais prometteur. “Lorsque le Luxembourg a lancé ses premières initiatives pour soutenir le cinéma de façon professionnelle, il y a 30 ans, nous accusions un retard considérable. Cette fois, nous avons voulu prendre le train en marche et investir dans ce créneau. Je suis convaincu que les futures habitudes de visualisation passeront aussi par la XR”, confie Guy Daleiden, qui a relevé un pari que peu d’autres pays ont su anticiper. “Nous avons réussi à sensibiliser les décideur·euses politiques à l’intérêt stratégique de ce secteur et aux synergies qu’il pourrait générer, à moyen terme, avec d’autres industries. Si nous avançons tous dans la même direction, notre capacité à construire un écosystème solide n’en sera que renforcée”, ajoute-t-il.
De réels soutiens financiers
Concrètement, le Luxembourg se distingue grâce à un modèle de financement attractif, bien plus développé que dans la plupart des autres pays. Peu d’endroits offrent des enveloppes aussi avantageuses pour soutenir des projets VR. A l’inverse de pays comme la Belgique, où des dispositifs fiscaux comme le Tax Shelter encouragent l’implantation de productions, le Luxembourg a opté pour des mécanismes directs et sélectifs. Son système de financement repose sur trois types de soutien : aide à l’écriture/développement pour une coproduction internationale ; aide à l’écriture/développement pour une production luxembourgeoise ; aide à la production et coproduction internationale. Ces dispositifs n’ont pas de minimum imposé mais ont des plafonds définis. Et surtout, contrairement à d’autres modèles qui cantonnent la XR à des dispositifs aux budgets restreints, le Luxembourg l’a intégrée aux mêmes critères de financement que les longs métrages d’animation ou de fiction. Gwenael François, réalisateur et producteur chez Skill Lab – le studio derrière OTO’S PLANET, mentionné précédemment – souligne cet atout majeur : “L’une des particularités du Luxembourg est la possibilité de financer des projets immersifs via le même guichet que le cinéma. Ce guichet unique facilite réellement nos démarches de producteurs.” En pratique, cela signifie que les projets VR bénéficient des mêmes règles et plafonds budgétaires que les productions cinématographiques classiques (avec un maximum de 1,5 millions d’euros). Si les montants alloués ne rivalisent pas toujours avec ceux d’un long métrage, cette approche a néanmoins permis de structurer un écosystème de société de production reconnues avec notamment Wild Fang Films, Digital Voodooh, ZEILT productions, Bidibul Productions, Poulpe Bleu Production, Tarantula Luxembourg ou bien sûr Skill Lab et a_BAHN cités auparavant.
Decoding XR: OTO’S PLANET with Skill Lab & Dpt. (Part 1 & Part 2)
Savoir tirer bénéfice de sa position
Alors que le secteur cinématographique regroupe de nombreux·ses acteur·rices, l’écosystème XR est encore émergent, avec un nombre plus limité de producteurs et de studios impliqués. Cette configuration facilite l’accès aux coproducteurs influents. “Le secteur du cinéma est très compétitif et nécessite beaucoup de temps pour se faire une place. Grâce à notre positionnement sur la XR, nous avons rapidement pu établir des liens avec des studios renommés comme Atlas V, reconnu à l’international. Dans le monde du cinéma, accéder à des acteurs d’envergure similaire, comme A24, Mediawan ou Pathé Films, serait bien plus difficile pour une petite structure”, partage Julien Becker, réalisateur et producteur chez Skill Lab. Le Luxembourg bénéficie également d’un positionnement stratégique unique pour les coproductions, non seulement en raison de sa situation géographique au carrefour de l’Europe, mais aussi par son multilinguisme. Les producteurs, à la fois francophones et germanophones, travaillent sur des collaborations avec la France, la Belgique, le Québec, l’Allemagne ou les Pays-Bas. Cette diversité linguistique et culturelle constitue un atout et offre une flexibilité pour tisser des partenariats à moyen terme. La maîtrise généralisée de l’anglais ouvre encore davantage le champ des collaborations internationales notamment autour d’enjeux liés à la diffusion des œuvres.
Tâtonnement autour de la distribution
Car au Luxembourg comme ailleurs, la distribution des œuvres immersives reste le principal défi. Mais ici, il semble encore plus complexe à surmonter : avec seulement 80 km du nord au sud, le pays ne dispose pas d’un marché intérieur permettant une exploitation locale à grande échelle (bien que certains projets artistiques comme Rotondes ou Elektron aient des accointances avec les œuvres VR). Selon Gwenael François : “La stratégie luxembourgeoise actuelle se concentre sur la création des œuvres. Une fois celles-ci finalisées, leur distribution est confiée à des partenaires externes spécialisés, comme des distributeurs internationaux ou des diffuseurs tels qu’Arte. Des initiatives ponctuelles, notamment des collaborations avec des musées, offrent une visibilité locale, mais le pays ne dispose pas encore d’un écosystème structuré pour la diffusion VR.” Cette approche reste empreinte d’une logique très cinématographique où le rôle du producteur s’arrête à la fabrication de l’œuvre, laissant la distribution à d’autres acteurs du marché.

Cependant, le pays fait preuve d’initiative pour promouvoir ses productions. Depuis près de dix ans, le Film Fund Luxembourg en partenariat avec le Luxembourg City Film Festival, organise son Pavillon Immersif (précédemment connu sous le nom de “Pavillon VR”). Cet événement gratuit offre au public l’opportunité de découvrir des œuvres XR luxembourgeoises et internationales, souvent inédites ailleurs. Pour structurer ce projet, le Film Fund s’est entouré du Centre PHI, comme l’explique Myriam Achard, cheffe des partenariats nouveaux médias de la structure montréalaise : “En 2016, nous avons présenté le Centre PHI aux responsables du Film Fund venus à Montréal pour s’informer sur l’évolution du secteur XR. Rapidement, le Film Fund a exprimé sa volonté de développer un festival dédié aux œuvres immersives au Luxembourg, mais il ne pouvait organiser seul un tel événement. Ils nous ont sollicités pour collaborer sur une première exposition. Le Film Fund est ainsi devenu notre premier client international, agissant en tant que commissaire et producteur d’exposition.” Le Pavillon Immersif a un double objectif : sensibiliser le grand public à la XR à travers une sélection d’une dizaine d’œuvres et de technologies encore peu démocratisées, et favoriser les échanges entre professionnels. En 2024, la journée professionnelle VR Day a ainsi rassemblé près de 200 participant·es venus du monde entier, confirmant l’essor de l’écosystème XR luxembourgeois.

Les prochains Immersive Days 2025 (anciennement VR Day) se dérouleront les 4 et 5 mars prochain à la Cité Auditorium du Cercle Cité au Luxembourg-City.
Report⎪VR Day au Lux Film Festival 2024: une synthèse de l’écosystème XR
Des défis structurels
Pour autant, tout est-il rose au Grand-Duché ? Sans doute pas, car le Luxembourg doit relever plusieurs défis structurels. À commencer par la pénurie de compétences adaptées à la production VR, un enjeu sur le territoire. “Le Luxembourg compte de nombreux développeurs, mais peu d’entre eux sont formés pour répondre aux besoins spécifiques des œuvres immersives, notamment sur les moteurs de jeu en temps réel”, constate Julien Becker. Même constat pour François Le Gall : “Pendant des années, nous avons été très limité·es dans ce que nous pouvions produire au niveau national : du tournage 360°, des assets 3D et du son spatialisé essentiellement. Pas de Lead Dev, ni de compétences en développement pour des projets artistiques… L’intelligence et le projet final repartaient chez nos coproducteur·rices, ce qui rendait difficile la création d’un projet de zéro.” Face à ce manque de ressources, deux stratégies se dessinent. La première consiste à collaborer avec des pays coproducteurs disposant des expertises nécessaires. La seconde, plus complexe et moins accessible aux petits producteurs, repose sur une intégration verticale. C’est cette dernière approche qu’a choisie a_BAHN en lançant en 2023 Velvet Flare, un studio XR luxembourgeois fondé avec Damiano Picci. “Nous sommes ainsi en mesure de travailler sur toute la chaîne de valeur de la XR, du concept à la distribution physique des œuvres. Si Velvet Flare se consacre en priorité aux productions d’a_BAHN, le studio est aussi à la disposition des autres producteurs luxembourgeois – THE TIME OF A MOMENT de Kate Voet & Victor Maes, produit par Tarantula (et Timescapes en Belgique), par exemple – et développe ses propres clients, dans le champ culturel comme commercial”, explique François Le Gall.

Cette stratégie de diversification a également été adoptée par La Fabrique d’Images, qui a coproduit LE BAL DE PARIS DE BLANCA LI, une œuvre hybride mêlant danse et VR de la chorégraphe espagnole. Une mention importante, car les œuvres VR hybrides, dès lors qu’elles sortent des standards du cinéma, peinent davantage à obtenir des financements. Au Luxembourg, le Conseil des Arts, Kultur | lx, dispose d’un budget bien plus restreint que le Film Fund – un peu moins de 6 millions d’euros au total. “Le Conseil des arts intervient dans tous les champs de la création – sauf le cinéma – en matière de développement de carrière, promotion et circulation des artistes et productions luxembourgeoises mais pas dans la production. Nous avons pu accompagner des artistes dans le champs des arts numériques et hybrides notamment au travers de résidence de recherche et de création, de soutien à la participation aux festivals par exemple avec la programmation de Laura Mannelli (UMWELTRAUM((A)) – SONICA) à Sonica, Glasgow ou encore le soutien à la circulation d’exposition comme récemment la première exposition monographique en France au festival Octobre Numérique à Arles de l’artiste Mary-Audrey Ramirez mêlant les techniques numériques et les créatures inspirées de jeux vidéo, explique Valérie Quilez, directrice internationale de Kultur | lx, c’est un début, et nous échangeons étroitement avec l’écosystème luxembourgeois de la création numérique pour envisager les futurs développements de notre scène et sa circulation internationale”.

Une dépendance à la volonté politique ?
En définitif, le Luxembourg, en tant que petit pays sans marché intérieur significatif, repose entièrement sur une volonté politique pour soutenir l’essor de la XR. Contrairement à des systèmes comme celui du CNC en France, financé en grande partie par des taxes sur les entrées en salle et des contributions privées, le Luxembourg ne peut compter que sur des budgets publics pour développer ses industries culturelles. Ce modèle, bien que robuste à ce jour et ayant grandement permis de structurer un secteur, reste vulnérable. Un changement de gouvernement ou une orientation politique moins favorable à la culture pourrait-il mettre en péril les acquis actuels ? Guy Daleiden, directeur du Film Fund Luxembourg, se veut immédiatement rassurant “En quelques années seulement, nous avons réussi à construire un secteur avec des producteurs de renommée internationale. Le public commence à montrer un réel intérêt. Je crois qu’on aura encore besoin d’investissements pour atteindre des formes matures notamment pour définir des usages dans d’autres secteurs comme la médecine, le transport ou l’architecture. Ce serait une erreur de se retirer et de perdre notre savoir-faire stratégique”. Suivant cette logique, le Luxembourg devrait bien garder sa pole position lors des prochaines années.
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