Le serveur brûle et nous regardons ailleurs ? Cette formule détournée reflète de manière caustique les enjeux numériques et écologiques à venir. A l’heure actuelle, les impacts environnementaux de la XR ne sont pas compatibles avec les objectifs de décarbonation et les trajectoires définies des prochaines décennies (lire notre première partie sur ce sujet). Plusieurs acteur·rices de la XR ne se découragent pas pour autant et s’activent pour construire une filière éco-responsable. Présentation des étapes et des enjeux pour cette structuration, ô combien importante.
Les livrables présentées par CEPIR (Cas d’Étude pour un Immersif Responsable) comportent une partie prospective avec notamment un rapport “la XR immersive à l’horizon 2030” dans lequel 5 scénarios graduels sont dessinés : maximaliste; industrie; tendanciel; sobriété; renoncement. “Ce ne sont pas les seuls scénarios possibles, ils représentent néanmoins des futurs suffisamment différenciés pour permettre d’anticiper une large palette de possibles pour la filière XR.” est-il précisé dans le rapport. Seules les deux derniers scénarios cités – “sobriété” et “renoncement” – semblent quantitativement compatibles avec les limites planétaires en France en 2030 et au-delà. Le troisième scénario, “tendanciel”, nécessite quant à lui une forte régulation qui amène à nous interroger sur les usages prioritaires de la XR. Quoi qu’il en soit, 4 scénarios sur 5 (mettons de côté le scénario renoncement basé sur une disparition presque complète de l’écosystème XR), l’enjeu central est la structuration d’une filière éco-responsable pour la XR et de l’adaptation aux enjeux environnementaux.
Bilans et trajectoires carbones
Pour cela, l’une des premières étapes est d’identifier les principaux postes carbones de la XR. “Je conseille de partir des technologies AR/VR/MR avec leurs chaînes de fabrication et de diffusion. La recherche et le développement ; La formation/l’éducation; Les services (B2B et B2C); La création de contenus (écosystème structuré pour concevoir et développer les contenus XR); La diffusion, qui est destinée à diffuser, distribuer ou opérer la XR auprès du grand public… Cela permet d’avoir un premier aperçu macro de l’impact de la XR.
Ensuite on peut affiner en délimitant les secteurs d’activités utilisateurs, ex: la culture et pour chacun de ces secteurs, on recense les cas d’usage ex: pour la culture, le jeu vidéo, les expériences immersives muséales… En allouant des quotes-parts d’impact de la chaîne de fabrication et de distribution par cas d’usage, on peut ainsi obtenir une vision micro des impacts de la XR.” explique Benoît Ruiz, l’un des contributeurs CEPIR qui a notamment travaillé, en collaboration avec la Coopérative Carbone à La Rochelle, sur la conception d’une calculette destinée aux professionnel·les de la XR.
Mise en ligne en open source, elle permet d’estimer 6 catégories d’émissions directes (le “scope 1” : consommation d’énergie fossile pour les sources fixes, bureaux et mobiles, véhicules), les émissions indirectes liées à l’énergie (le “scope 2”) c’est à dire la consommation d’électricité et les émissions associées au transport comme les déplacements professionnels, domicile-travail, ceux des visiteur·euses, du fret entrant et du fret sortant ou des déplacements des utilisateur·rices sur un événement (le “scope 3”). Enfin cette calculette carbone intègre les émissions indirectes aux achats de biens et de services ou la gestion des déchets et les émissions associées à la fabrication des terminaux (casques VR, batteries externes, ordinateurs, sac à dos …), à la fabrication et à l’utilisation des réseaux et des centres de données (le “scope 4”).
La calculette permet aussi d’estimer les émissions liées à l’utilisation et la fin de vie des produits et services vendus, comme les casques VR, la distribution et l’usage des applications (le “scope 5”)… Enfin, elle permet d’estimer les autres émissions indirectes ne pouvant être comptabilisées dans les catégories précédentes (le “scope 6”). En 2023, Diversion cinema s’est prêté au jeu du bilan carbone. Marc Lopato, son cofondateur revient sur cette expérimentation : “C’est un processus qui a pris plusieurs mois avec un certain nombre d’échanges entre notre équipe et la Coopérative Carbone. On s’est rendu compte que la partie la plus importante du bilan carbone était le transport et surtout le transport aérien qui représente 40% de notre impact. A partir de ces données on va pouvoir établir un plan d’actions concret.” Les engagements dépendent donc directement de ces bilans d’autant plus indispensables selon Benoît Ruiz, qu’ils permettent “de récolter suffisamment de données qui serviront à fixer des seuils et des trajectoires à atteindre.”
Une réglementation à mettre en place
D’autres secteurs, notamment celui du cinéma sont peut-être à prendre en modèle. En effet depuis 2023 en France, les subventions données par le CNC sont conditionnées au calcul du bilan carbone en amont et en aval d’une production. Deux calculateurs carbones, Carbone Clap et Seco2, ont ainsi été homologués par le CNC. La contrainte réglementaire est-elle un levier puissant dans la structuration de la filière ? Selon Charles Gachet-Dieuzeide, cofondateur de Flying Secoya (l’un des principaux acteurs de l’éco-responsabilité dans le cinéma) qui a créé le calculateur Seco2, la réponse est nuancée. “L’obligation des bilans carbones permet une sensibilisation auprès des producteur·rices. C’est une première étape qui permettra ensuite de travailler sur des trajectoires carbones. Pour l’instant c’est trop tôt : qu’un film génère 2 ou 2000 tonnes de CO2, il n’y a pas de caractère contraignant. En revanche, quand les pouvoirs publics vont demander des réductions concrètes, cela aura des effets.” Le caractère contraignant est donc un élément clé.
C’est déjà le cas pour un autre moyen de financement actuellement très en vue en France. Le programme d’investissements d’avenir, France 2030 est en effet conditionné à la conformité à la RGEC (règlement général d’exemption par catégorie) encadré par la Commission européenne. “Tous les appels à projets de France 2030 obéissent à une stratégie bas carbone et d’atténuation des dommages environnementaux. Cela signifie que les subventions ne peuvent être fléchés que vers les dépenses d’investissements correspondant aux objectifs environnementaux définis, en particulier la neutralité carbone. Les projets qui ne donnent pas des garanties suffisantes devront rembourser les montants touchés. Cela pose des enjeux juridiques et des plans de transition relativement complexes mais efficaces en termes de diminution des impacts environnementaux.” analyse Benoît Ruiz qui ajoute “France 2030 est une grande opportunité de structurer et d’accélérer l’éco responsabilité du secteur de la XR.”
Structurer la filière des équipements
Pour autant, ces réglementations ne sont sans doute pas encore suffisantes. Par exemple, il n’existe pas encore de réglementation internationale ou européenne obligeant les constructeurs de casques à publier les analyses de cycles de vie (ACV dont quelques résultats sont évoqués dans un premier article publié sur XRMust). Que permettraient ces ACV ? D’abord d’informer les consommateur·rices. “A l’heure actuelle, plusieurs initiatives essaient de faire avancer les choses. Il y a notamment le référentiel par catégorie de produit (RCP), qui fournit la méthode à respecter pour calculer les indicateurs de l’affichage environnemental d’une catégorie de produits et de services numériques. Par exemple pour les Services d’hébergement informatique en centre de données et de Services Cloud. C’est un peu comme les classes énergies dans le secteur de l’immobilier. C’est un scoring d’impact très identifiable par les consommateur·rices. Le problème c’est qu’il y a aussi des groupes de pression, qui retarde leurs applications obligatoires.” analyse Benoît Ruiz.
Rappelons en effet que 50 000 lobbyistes mandatés par des grandes entreprises, des groupements d’intérêts, des organismes professionnels travaillent actuellement à Bruxelles. Ce chiffre illustre l’ampleur d’un phénomène dans le processus décisionnel au sein des institutions européennes. Le Conseil National de la XR a ainsi été créé en 2022 avec l’un des objectifs d’“accompagner les législateurs dans la compréhension des technologies immersives et l’élaboration des textes de lois.” (source). Si l’on se réfère à son Manifeste, le “développement durable” devrait être une priorité de développement. A observer donc. Par ailleurs la problématique des équipements réside aussi dans le fait qu’il n’existe pas encore de filière de recyclage dédiées aux équipements de la XR et encore moins d’une logique d’économie circulaire. La logique des 3R (réduire, recycler, réemployer) est encore très peu tangible pour les acteur·rices de la XR. “Certain·es acteur·rices de la XR essaient de réparer et maintenir leur parc de casques usagés à partir de pièces récupérées sur d’autres casques, mais il n’y a aucun moyen d’avoir des pièces détachées. Cela ne va pas bien loin car rien n’est structuré.” témoigne Marc Lopato.
En France, la structuration de la filière des déchets et du recyclage a notamment été soutenue par les pouvoirs publics. Et les grands gestionnaires de déchets comme Véolia ou Suez, comme des petites structures de l’économie sociale et solidaire ont investi le secteur non par altruisme mais par opportunité de marchés où les matières premières sont valorisées ou réemployées. Autrement dit et en l’espèce, un des leviers d’action serait de soutenir une filière où les composants utilisés et les terres rares seraient valorisées, les autres matériaux recyclés.
Optimiser la production-diffusion
Le gain économique est une réalité qui ne peut être négligée, y compris dans des plus petites entreprises. “Chaque jour, nous avons des objectifs pour maintenir l’économie de notre structure. Et en parallèle nous devons dégager du temps pour avancer sur tous ces engagements environnementaux. Ce n’est pas toujours simple et conciliable.” note Marc Lopato. CEPIR a ainsi publié un guide des bonnes pratiques composé de 26 fiches indiquant les efforts de mise en place, les efforts financiers, les gains économiques et environnementaux. Inspirées du Guide de l’animation écoresponsable proposé par Ecoprod et La Cartouch’Verte, ces fiches ont été rédigées autour de 3 axes : la partie conception, l’optimisation des rendus graphiques et l’après livraison d’un projet XR.
“Un projet qui sera mieux conçu, par exemple en optimisant le code et les assets graphiques et sonores, aura moins d’impact lors de la diffusion notamment sur la consommation énergétique. Une éco-conception en amont va donc réduire l’impact en aval de la production d’une œuvre.” explique Benoît Ruiz. L’éco-diffusion est également un axe de réflexion. Le Studio Lemercier, situé à Bruxelles, teste plusieurs solutions depuis plusieurs années. Juliette Bibasse, directrice artistique du studio explique : “Nous nous rendons rarement sur les lieux de diffusion. Cela évite de prendre les transports et notamment aériens. Nos œuvres tournent toujours mais nous réalisons des kits de montage pour qu’un lieu puisse être autonome. Si besoin, nous engageons un artiste local qui fait le contrôle qualité technique et artistique. C’est un modèle à développer avec la mise en réseau.”
Mise en réseau, formation et communication
Il en résulte que si les professionnel·les innovent à travers des initiatives originales, la mise en commun de ces pratiques est essentielle. “Dans ma structure, je me sens parfois un peu isolé. Quand j’échange avec d’autres collègues, je me sens davantage motivé à faire avancer les choses. La mise en commun des pratiques lors de rencontres est très importante à mes yeux.” témoigne Marc Lopato. Exemple concret : en septembre 2023, le festival Scopitone organisait plusieurs rencontres entre professionnel·les de la création pour discuter des pratiques liées à l’éco-production et à l’éco-diffusion. Jean-François Jégo, artiste et maître de conférences au département Arts & Technologies de l’Image et dans l’équipe de recherche INREV (Université Paris 8) y était invité. Cet artiste-chercheur qui explore la notion d’écosophie est également l’un des animateurs du groupe “écoresponsabilité” du réseau HACNUM. Des événements majeurs comme Immersity, organisé chaque année à Angoulême, rassemblent plus largement des professionnel·les distributeurs, diffuseurs, créateur·rices de la XR et aborderont certainement ces enjeux environnementaux et joueront le rôle de catalyseur. Car à moyen terme ce sont aussi les enjeux de la formation professionnelle qui se jouent avec quelques questions en suspens : Quelles sont les compétences et les métiers d’avenir ? Comment construire des référentiels ? Y associer les opérateurs de compétences (OPCO) ? Enfin, la communication et la médiation de tous ces enjeux environnementaux est également une clé dans la structuration de la filière : et cela vaut autant pour les professionnel·les du secteur que pour les usager·es des expériences XR.
Dans une tribune publiée par Usbek & Rica, l’auteur et metteur en scène Samuel Valensi, co-auteur du rapport “Décarbonons la culture !” de The Shift Project, appelle l’ensemble des acteurs culturels à questionner chacun·e de leurs choix. Que ce soit pour les récits, les modèles de production ou de diffusion, la transition écologique doit désormais être au cœur de la XR. Et comme le mentionne le rapport final avec la synthèse des travaux de CEPIR et les recommandations à destinations des pouvoirs publics et des entreprises, “chaque choix est un choix politique. Décider de ne pas se poser ces questions en est un également.”
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