La réalisatrice de films et d’expériences immersives Joséphine Derobe a présenté MOI FAUVE, son projet inspiré du monde des rêves chez les peuples animistes du Grand Nord, au Kaohsiung Film Festival 2024 de Taïwan. Elle y a également dévoilé le prototype de son nouveau projet PIETRA, lauréat de la résidence Villa Formose “prototype” 2024, une expérience immersive co-écrite avec Côme Jalibert et inspirée par l’œuvre du sculpteur italien Pinuccio Sciola.
Comment l’idée de PIETRA est-elle née, et quelles en ont été les motivations principales ?
Joséphine Derobe – Je connais Côme Jalibert depuis longtemps, nous avions travaillé ensemble sur le film d’animation MINUSCULE. J’aime beaucoup son univers sonore et sa sensibilité. Pour ce nouveau projet résolument sonore et musical, je lui ai naturellement proposé de co-écrire avec moi. Côme avait déjà travaillé sur mes précédents projets, notamment MEET MORTAZA, un documentaire immersif qui aborde l’itinéraire d’un réfugié afghan de Kaboul à Paris. Et pour MOI FAUVE (produit par Small Creative) on cherchait des sons très spécifiques qui puissent venir du Vivant. Avec Claire Allante, co-auteure de MOI FAUVE, on a fait des recherches passionnantes et Côme nous a fait découvrir à cette occasion les pierres sonores de Pinuccio Sciola. Avec ce sculpteur sarde, les pierres sont vivantes et vibrantes. Il les a taillées de façon à ce que les pierres nous révèlent leur chant au contact de notre main. Par une simple caresse ou par des gestuelles plus complexes, la vibration et la musique qui se créent entre nous et la roche est indescriptible et émouvante, une connexion hors du temps qui est, selon Pinuccio, la façon dont on se re-connecte à la mémoire de l’univers.
J. D. – La philosophie et les intentions de Pinuccio Sciola derrière ses sculptures chantantes est passionnante, notamment sur notre connexion au Vivant et la façon dont nous pouvons mieux vivre dans notre environnement grâce à l’art, à la musique et à la Nature dans nos villes.
J. D. – Il était très engagé à rendre l’espace public accessible à tout le monde et encourageait l’intervention des gens sur l’espace habité. Fervent défenseur de l’art pour tous, il transmet au public l’idée que l’on peut interagir pour un mieux-vivre ensemble.
J. D. – Je me suis inspirée de cette idée très forte pour PIETRA et proposer une expérience où les gens vont remonter le temps et découvrir des environnements minéraux, tels qu’une grotte sous terre puis une cité miniature engloutie avant de faire apparaître PIETRA, une ville idéale, où les spectateurs participent activement à sa création et sa transformation par les vibrations musicales.
J. D. – En septembre dernier, nous sommes partis en Sardaigne. Nous avons passé beaucoup de temps le dans le jardin sonore de Pinuccio Sciola, un musée à ciel ouvert de plus de 700 pierres sculptées. Dans son jardin, dans son atelier et dans ses livres, partout il a rassemblé des sculptures pour en faire des villes. Des cités minérales qui rappellent nos skylines actuelles et d’autres qui font échos à des villes préhistoriques ou des cités d’une civilisation perdue. Son travail m’a tout de suite fait penser à Italo Calvino et à son fabuleux livre Les villes invisibles, Inspirée par Sciola et par ce livre, j’ai donné à l’expérience le titre PIETRA.
J. D. – PIETRA va inviter les gens à participer afin de créer ensemble cette ville idéale, où ils interagiront pour la transformer et la rendre vivante et vibrante comme un instrument de musique. Pour nous, c’est important que l’expérience permette de repenser notre relation à notre environnement naturel comme urbain, à regarder autrement l’architecture de nos villes.
Comment est-ce que vous traduisez l’interaction des participants avec les objets ou avec les autres utilisateurs dans l’expérience immersive ?
J. D. – Nous sommes toujours dans le processus d’écriture sur la partie narrative et interactive du projet. Avec ce premier prototype, on teste certaines possibilités d’interaction, notamment avec différentes variations du toucher comme : poser sa main, caresser une pierre, utiliser un accessoire comme une petite pierre, ou un archet, et d’autres gestes plus complexes à deux mains.
J. D. – À partir d’interactions autour du toucher et de l’écoute, nous proposons une relation son environnement, même urbain – opposé à ce “penser” commun que les pierres sont inanimées – en générant des réponses vibratoires comme musicales lorsque les participants interagissent avec les pierres ou éléments minéraux autour d’eux.
J. D. – Actuellement, nous travaillons avec Marine Le Borgne et Tim Marnat sur la gamification de l’expérience individuelle et collective. L’idée est de proposer une expérience qui ne demande pas de “call-to-action” pour faire évoluer le scénario interactif, mais un engagement des participants à agir sur les pierres pour faire évoluer l’environnement autour d’eux, d’abord par des gestes simples puis complexifier les interactions en intégrant les interactions collectives.
J. D. – La conception du corps de l’avatar des participants est aussi un enjeu important. C’était une composante déjà très importante dans MOI FAUVE car, avec leur avatar, les gens acceptent l’espace proposé dans lequel ils peuvent déambuler avec un corps virtuel qui est le leur – même si ce dernier à une apparence très éloignée de celle d’un être humain. L’apparence de l’avatar; qui diffère de notre apparence naturelle, libère quelque chose sur nos inhibitions. Le fait d’être en groupe, alors qu’on ne connaît pas forcément les gens qui sont avec nous dans l’expérience, avec un corps virtuel qu’on fait sien permet de laisser tomber les timidités, les rapports de comparaison aux autres, etc… Je cherche ce plaisir libératoire dans ces deux projets afin d’encourager l’engagement total des participants.
Quelle relation y a t-il entre les pierres et l’architecture ?
J. D. – Pour nous, il est important que l’expérience permette de repenser notre relation à notre environnement, qu’il soit naturel ou urbain et à regarder autrement l’architecture de nos villes.
J. D. – La ville de PIETRA n’existe pas réellement, c’est un idéelle inspirée des villes décrites dans Les Villes invisibles d’Italo Calvino et pensée comme ville sonore et musicale par Pinuccio Sciola.
J. D. – Pour son design, nous cherchons une esthétique qui fasse échos de façon universelle, quel que soit le territoire où le projet sera présenté.
J. D. – Nous nous inspirons de certaines villes de Sciola et de grandes skylines, qui peuvent évoquer nos mégapoles ou le futur, comme l’architecture taïwanaise, notamment celle de Kaohsiung où nous étions en résidence pendant la Villa Formose, pour créer la première étape du prototype. Ce qui nous intéresse c’est de partir d’une architecture urbaine que les gens reconnaissent pour mieux la transformer vers une architecture abstraite aux lignes vibrantes qui évolue grâce aux vibrations musicales que les participants vont créer.
Quels sont les points forts de la résidence Villa Formose et les difficultés rencontrées ?
J. D. – La dotation de la résidence Villa Formose nous a permis la fabrication d’une première étape de prototype pour tester certains concepts et des éléments d’interactions, pendant plusieurs semaines en septembre et octobre 2024. La résidence a été très intense, car il fallait créer un prototype en trois semaines si nous voulions le faire tester pendant le festival Kaohsiung Film Festival qui arrivait. Heureusement, nous étions épaulés par l’organisation du Kaohsiung Film Archive.
J. D. – Avec Côme et moi à Kaohsiung, et l’équipe de Lucid Realities en France, nous avons fabriqué le prototype pendant la résidence Villa Formose, en intégrant la difficulté d’un travail à distance et sur plusieurs fuseaux horaires. À la fin du séjour, j’ai eu la chance de faire tester le prototype à une quarantaine de professionnels taïwanais et internationaux lors Kaohsiung Film Festival 2024. C’est une magnifique opportunité d’observer et de collecter les retours d’un public d’une multitude de territoires, asiatiques comme européens, car je souhaite que le projet puisse toucher à l’universalité. Le rendre accessible à tou.te.s est donc très important et cette première phase de tests est extrêmement précieuse.
J. D. – De retour en France, nous entamons la phase de développement du projet avec ce même prototype que nous allons faire évoluer dans les prochains mois, notamment en développant la direction artistique et les connexions visuelles entre la miniature de la ville engloutie et la grande ville vibrante. L’étape suivante sera de transformer ce prototype “solo” en mode multi-participants que nous aurons dans l’expérience finale.
J. D. – Prochaine étape, nous ferons tester le prototype au public français les 6 et 7 décembre prochain lors de l’Open Factory au 104 Paris, qui est le partenaire français de la Villa Formose.
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Comment imaginer l’aspect universel qui touchera des publics multiculturels ?
J. D. – Dans ces deux œuvres immersives il y a une dimension poétique et sonore qui peuvent toucher les publics et les connecter entre eux au-delà d’un ancrage culturel.
J. D. – PIETRA est un projet lié aux sensations, à nos ressentis, aux vibrations et à la variation des sons et des musiques en fonction de nos interactions.. Un défi est celui d’utiliser un minimum de textes ou de voix off qui feront avancer la narration et soulignerons les éléments importants de la proposition. Que ce soit avec MOI FAUVE ou avec PIETRA, je cherche à valoriser le langage non-verbal notamment par la gestuelle du corps et des réponses vibratoires, visuelles et sonores, pour laisser le plus d’espace possible de liberté et d’interactions volontaires que les participants se transmettent les uns aux autres. Dans ces deux propositions , il y a un ancrage fort avec le réel ou l’existant – comme notre connexion aux êtres du Vivant et notre capacité de métamorphose collective pour MOI FAUVE. Et notre connexion à notre environnement et notre capacité à le transformer par les vibrations avec PIETRA, pour le transposer dans un univers irréel, réjouissant, poétique et engageant qui puisse révéler un peu de l’invisible qui nous entoure.
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