GIRLFRIEND EXPERIENCE, créée par Ugo Arsac et produite par William Board, Marie Point et Mathieu Rozières (Dark Euphoria), est une installation vidéo interactive qui aborde le thème du travail du sexe pour mieux explorer le sentiment de solitude qui nous relie tous dans une époque profondément numérique. Au cœur de cette exploration se trouve le smartphone, symbole à la fois de connexion et d’isolement.
À la suite de sa présentation au CPH:DOX Inter:Active 2025, nous avons rencontré le créateur et les producteurs pour en apprendre davantage sur les origines du projet et découvrir l’approche immersive de Dark Euphoria, le studio à l’origine de cette œuvre.
Comment Dark Euphoria adapte la vision technologique de l’artiste
Marie Point – Notre point de départ est toujours l’idée de l’artiste. Nous accordons une grande importance à la relation entre la forme et le contenu, ce qui explique pourquoi chacun de nos projets adopte un format, une mise en scène et un mode de présentation différents. Nous ne sommes pas un studio, et nous ne produisons pas les œuvres en interne. Cela nous donne la liberté d’expérimenter avec les technologies, les formats et les configurations dès le début, en dialogue avec l’artiste.
M. P. – Nous commençons par leur demander de quoi parle l’œuvre, comment ils souhaitent la présenter, comment ils imaginent l’expérience du public. À partir de là, nous commençons à construire… ou plutôt à coudre la pièce. Le mot coudre n’est pas anodin : c’est ainsi que nous devons travailler, car il y a toujours des contraintes. Nous partons donc des idées et fantasmes initiaux de chacun, mais il faut inévitablement s’adapter et ajuster. Cela dit, cette première conversation reste pour nous l’étape la plus importante.

M. P. – GIRLFRIEND EXPERIENCE en est un bon exemple. L’œuvre explore nos habitudes numériques, notre relation aux appareils… et notre solitude. Ugo a choisi le smartphone comme médium précisément pour cette raison : il est à la fois la lentille à travers laquelle l’œuvre est regardée et un outil pour la comprendre. C’est, pour nous, essentiel.
M. P. – Nous sommes également très attachés aux expériences collectives et cherchons toujours des moyens pour que le public puisse interagir avec une œuvre ensemble, plutôt que seul chez soi. Cela vient de notre volonté de leur redonner une forme d’agency vis-à-vis de l’appareil, plutôt que de les y enfermer.
M. P. – Par exemple, dans NO REALITY NOW de Vincent Dupont et Charles Ayats, nous avons développé des casques VR amovibles, en partant de l’idée des artistes de créer un dispositif proche de jumelles d’opéra. En collaboration avec un fablab, nous avons détourné des casques VR en carton basiques et y avons ajouté une poignée. Cela fonctionne comme un masque : les spectateurs peuvent le soulever et le reposer à leur guise pendant la représentation.
M. P. – Cela reflète notre manière de travailler, qui prend toujours en compte à la fois le contenu et la forme. C’est un véritable défi, car cela implique souvent un important travail de recherche et développement avec l’artiste et nos partenaires. Nous ne pouvons pas toujours concrétiser chaque idée, en raison de limites budgétaires ou de contraintes logistiques liées à la tournée, bien sûr. Mais c’est la vision à laquelle nous sommes profondément attachés.
GIRLFRIEND EXPERIENCE comme une réflexion sur la solitude par la médiation du téléphone
Ugo Arsac – Mon parcours est dans le documentaire, donc dans tous les projets que je crée et produis, il y a toujours une forte attention portée à la réalité. Je travaille généralement avec la réalité virtuelle, mais parfois, comme avec GIRLFRIEND EXPERIENCE, je cherche des moyens d’aller au-delà.
U. A. – Dans cette œuvre en particulier, je voulais offrir une expérience qui ne soit pas limitée à un individu, mais quelque chose de plus collectif et partagé. Pourtant, je considère toujours que c’est une pièce immersive : nous sommes physiquement ensemble, et le design sonore crée un environnement immersif et réactif.

U. A. – L’idée originale m’est venue alors que je vivais avec quelqu’un qui travaillait pour une organisation venant en aide aux travailleuses du sexe en ville. Nous avons eu de nombreuses discussions autour de ces sujets et, à un moment donné, le concept de GIRLFRIEND EXPERIENCE a émergé.
U. A. – Je ne suis pas sûr que le terme « documentaire » soit le plus approprié pour décrire ce projet en particulier. C’est peut-être plutôt un projet d’ordre anthropologique. Je suis allé rencontrer des gens, discuter avec eux. Et le vrai travail a commencé ensuite, lorsqu’il a fallu résister à la tentation de juger ou d’imposer mes propres points de vue. Je voulais présenter plusieurs perspectives sur une même problématique, laissant au public la liberté de se forger sa propre opinion, invitant à la réflexion sans pour autant clore la conversation.
U. A. – Cela dit, pour moi, le véritable sujet de cette œuvre n’est pas le travail du sexe, mais le besoin de tendresse. C’est une pièce qui parle de détresse émotionnelle, d’amour, du désir de l’aimer, le tout raconté à travers le prisme du travail du sexe à Marseille. De ce point de vue, GIRLFRIEND EXPERIENCE aborde des besoins sociétaux profonds, amplifiés par notre relation aux smartphones.
U. A. – C’est pourquoi le choix technologique s’est orienté vers l’intégration des smartphones dans l’œuvre. Cette technologie même est profondément liée à notre sujet. Faire en sorte que le public utilise son propre smartphone est une décision délibérée qui suggère que ce besoin émotionnel, cette connexion, provient du même appareil que nous avons dans nos mains.
U. A. – Nous recréons aussi ce problème au sein de l’exposition. La solitude peut en effet se révéler plus intense lorsqu’on est entouré·e de personnes que lorsqu’on est seul·e en pleine nature. Chaque personne, en expérimentant l’œuvre, entend la même chose, dans le même espace, à proximité les uns des autres. Et c’est cette proximité qui amplifie ce sentiment d’isolement. C’est une manière de montrer ce qu’est vraiment la solitude — quelque chose de plus présent au milieu d’une foule que dans la solitude.

M. P. – Un autre aspect important à prendre en compte dans notre choix technologique est le contenu lui-même, qui peut être sensible, notamment pour un public plus jeune. Nous avons décidé de créer un dispositif intime qui reflète l’approche documentaire d’Ugo.
M. P. – Quand nous lui avons demandé quelles questions il prévoyait de poser aux travailleuses du sexe, il a simplement répondu : « Je vais juste parler avec elles ». Il n’y avait pas de liste, ni d’agenda prédéfini. Tout était naturel et pragmatique. Certaines participantes réfléchissaient de manière analytique à leur travail, mais la plupart étaient spontanées, parlant de façon décontractée, comme dans une conversation ordinaire.
M. P. – Le fait d’être en tête-à-tête, que ce soit avec un·e client·e ou un·e travailleur·se, créait une sorte de bulle d’intimité, et la technologie que nous avons choisie aide à plonger le public dans cette même atmosphère.
M. P. – En termes de réception par le public, ce format facilite également les choses car il ne nécessite ni censure ni avertissements explicites. Il permet à l’œuvre d’exister dans des expositions collectives sans perdre son contexte. Il est aussi essentiel que les voix et le contenu soient bien audibles, sans être noyés par d’autres œuvres : les smartphones sont parfaits pour garantir une expérience d’écoute de haute qualité.
Raconter ce que l’on sait : les sentiments universels derrière GIRLFRIEND EXPERIENCE
U. A. – D’un point de vue technique, le plus grand défi a été de synchroniser tous les smartphones pour créer le mur. C’était totalement nouveau pour moi. J’ai l’habitude de travailler avec des dispositifs existants comme les scans 3D ou la réalité virtuelle, où les limites sont plus clairement définies. Ici, il a fallu construire le système de zéro.
U. A. – Artistiquement, en revanche, le véritable défi est survenu lors des échanges que nous avons eus avec PHI à propos de mon rôle dans le projet. Je ne suis pas travailleur du sexe : je suis un homme, et je suis hétérosexuel. Donc, des questions comme comment et pourquoi je parle de ce sujet, ou ce qui me donne le droit de raconter cette histoire, m’ont poussé à me remettre en question et à comprendre pourquoi ce thème est apparu dans mon processus créatif.
M. P. – C’est l’une des raisons pour lesquelles notre manière de présenter le projet a évolué avec le temps. Au départ, nous parlions de GIRLFRIEND EXPERIENCE comme d’un documentaire sur le travail du sexe ; c’était apparemment le sujet central. Mais à travers ces discussions sur l’auteur·rice, la représentation et le positionnement, nous avons commencé à le formuler autrement. Il s’est davantage agi des émotions derrière l’œuvre, de nos propres sentiments de solitude, de ce besoin affectif. C’est alors qu’Ugo a réalisé qu’il devait vraiment donner une part de lui-même au projet.

U. A. – C’est ce que j’ai fait. Beaucoup de gens décrivent le projet comme étant sur le travail du sexe, mais je ne le vois pas comme ça. Je traversais une période difficile quand je l’ai écrit, et ces sentiments de tendresse, ce besoin d’amour étaient aussi des sentiments que je ressentais. Donc, à première vue, GIRLFRIEND EXPERIENCE peut sembler être un projet qui m’est étranger. Mais au final, c’est en réalité le travail le plus personnel que j’aie jamais fait.
M. P. – Je pense que c’est ce qui rend le projet si universel. Même si quelqu’un n’a jamais eu recours au travail du sexe, il peut néanmoins reconnaître les émotions racontées dans l’œuvre et s’y connecter.
Le défi complexe de la distribution
M. P. – La distribution d’œuvres immersives et hybrides comme GIRLFRIEND EXPERIENCE reste un défi complexe. Les festivals XR traditionnels, bien qu’intéressés, ne disposent souvent pas des moyens nécessaires pour accueillir des installations. Beaucoup manquent d’infrastructures ou de ressources pour soutenir des œuvres qui vont au-delà des casques, offrant peu d’aide pour le transport ou l’installation.
M. P. – De plus, les exigences techniques ou les cadres rigides excluent souvent les projets qui ne correspondent pas à des standards technologiques précis. En ce sens, les règles institutionnelles peuvent créer davantage de barrières que d’opportunités.
M. P. – Pour les créateurs et producteurs, cela soulève des questions fondamentales sur le public véritable de ces œuvres. Sont-elles destinées uniquement à un public d’experts ? Ou peuvent-elles trouver leur place auprès d’un public plus large ?
M. P. – En conséquence, Dark Euphoria s’est de plus en plus tournée vers les centres d’art et les festivals d’arts numériques, où des modèles d’exposition plus flexibles permettent des durées plus longues et un engagement plus profond. Ce modèle est non seulement plus durable sur le plan logistique, mais il nous permet aussi de toucher un public plus large et plus diversifié.
M. P. – L’idée initiale de diffusion était la Biennale CHRONIQUES à Marseille, puisqu’ils sont coproducteurs de l’œuvre. C’était une excellente opportunité de présenter la pièce pour la première fois à un public très large dans l’un des principaux lieux culturels de Marseille — la Friche Belle de Mai — pendant 3 mois. Cela nous a permis d’être en compétition dans le cadre de la sélection INTER:ACTIVE au CPH:DOX en mars de cette année. Ce fut la véritable première internationale de l’œuvre. Nous sommes actuellement en discussion avec différents festivals et lieux internationaux.

William Board – Nous sommes également conscients qu’une possibilité pour GIRLFRIEND EXPERIENCE serait d’intégrer des expositions plus larges dont les thématiques seraient en lien avec ses sujets principaux. Certains commissaires ont manifesté un vif intérêt pour la pièce, mais ont souligné qu’ils auraient besoin d’un cadre thématique plus vaste pour justifier son inclusion.
W. B. – Pour les créateurs travaillant dans les médias immersifs, cela souligne l’importance de réfléchir non seulement à l’œuvre elle-même, mais aussi aux récits curatoriaux auxquels elle pourrait s’inscrire, en anticipant — lors des discussions autour de la diffusion — la manière dont la pièce peut s’inscrire dans des conversations plus larges afin de trouver sa place.
W. B. – C’est l’une des raisons pour lesquelles, en tant que société de production, nous pensons à la diffusion et à la tournée dès le tout début. C’est quelque chose que nous avons également abordé lors de nos premières discussions avec Ugo. Nous avons essayé de rendre GIRLFRIEND EXPERIENCE aussi transportable que possible. La tournée a toujours fait partie de l’équation, mais nous voulions vraiment la rendre réalisable, même si cela demande une installation sur place. Nous avons gardé cet objectif en tête tout au long du processus.
Évoluer dans un paysage en constante mutation
U. A. – Il est encore difficile de dire vers où se dirige le domaine immersif dans les prochaines années. Mon approche est très ciblée : j’ai tendance à travailler sur un projet à la fois, souvent sur plusieurs années. En ce moment, je développe une œuvre sur le milieu souterrain de New York, avec Zorba Production et le soutien incroyable de la Villa Albertine, tout en accompagnant la distribution de GIRLFRIEND EXPERIENCE et d’autres projets en cours. Plutôt que de tenter de prédire l’avenir du secteur, je préfère rester ancré dans ce sur quoi je travaille aujourd’hui.
M. P. – Chez Dark Euphoria, nous avons observé une évolution dans notre manière de travailler avec les artistes ces dernières années. Nous avons beaucoup appris, parfois à travers des échecs. La production est un domaine où l’on n’a pas d’autre choix que d’affronter la réalité, et c’est là que l’on apprend le plus. Pour moi, cela a été l’expérience la plus formatrice en plus de quinze ans de carrière.
M. P. – Aujourd’hui, nos échanges avec les artistes sont plus directs dès le départ. Nous essayons d’identifier tôt les éventuels points faibles, que ce soit un décalage entre le public visé et le format choisi, ou un élément du concept qui ne semble pas cohérent. Nous avons appris à anticiper autant que possible et à être aussi clairs et transparents que possible, car le développement d’une œuvre réserve toujours des surprises. Cette clarté fait partie du processus, et de la responsabilité que nous assumons. Soutenir les artistes, les aider à façonner et réaliser leur vision, c’est la part du métier qui nous tient le plus à cœur.
M. P. – Nous commençons maintenant à voir les graines que nous avons plantées ces cinq dernières années commencer à germer. De plus en plus d’artistes viennent vers nous avec une compréhension claire de ce que nous faisons et une envie de collaborer, en particulier ceux qui souhaitent travailler en dehors des cadres habituels. Pour beaucoup d’entre eux, la technologie n’est pas une fin en soi ni un format, mais simplement l’un des plusieurs points d’entrée vers une vision artistique plus large.
M. P. – À cet égard, l’un de nos principaux défis est de faire en sorte que les artistes émergents puissent accéder à ces outils. Non seulement pour utiliser ou s’inspirer des nouvelles technologies, mais surtout pour impulser activement l’innovation en piratant, transformant, voire en imaginant des outils qui n’existent pas encore. C’est là que nous percevons un véritable potentiel créatif.
M. P. – Bien sûr, ce n’est pas toujours facile. Nous évoluons souvent en dehors des catégories standards. Nous postulons à certains financements, mais ensuite le projet ne correspond pas au format attendu des festivals liés à ces fonds. C’est fascinant, mais aussi frustrant. Il y a quelque chose d’un peu étrange à définir les financements en fonction de la forme que prend un projet, mais c’est le système dans lequel nous évoluons. À un moment donné, il faut bien ranger les choses dans des cases.
M. P. – Nous n’avons pas toutes les réponses, mais nous avançons dans ce paysage en évolution. Nous sommes enthousiastes à l’idée des nouveaux projets que nous développons, et des échanges avec les artistes que nous continuons d’avoir, qui nous inspirent et nous enrichissent profondément. L’une de nos priorités est de continuer à collaborer avec des artistes issus de disciplines variées : arts vivants, cinéma, architecture, design, arts visuels. La plupart du temps, j’ai le sentiment que nous ne produisons pas tant des « œuvres immersives » au sens strict, mais plutôt des œuvres contemporaines !

Ce que nous avons appris grâce à GIRLFRIEND EXPERIENCE
U. A. – J’aimerais que les gens réfléchissent à ceux qui leur sont les plus proches, comme leur partenaire, la personne avec qui ils partagent leur lit, leurs amis, leur famille. Parfois, la solitude se fait sentir même dans les espaces les plus intimes, parfois les gens ont simplement besoin d’être touchés. Je veux que cette expérience incite à des gestes simples de tendresse.
W. B. – Pour moi, GIRLFRIEND EXPERIENCE, c’est aussi élargir notre compréhension des relations. Il n’y a pas qu’une seule façon d’être connecté. Les relations peuvent prendre de nombreuses formes, et chacun définit sa propre manière de se relier aux autres. Ce projet offre un regard sur un type de relation qui ne correspond pas aux normes conventionnelles, mais qui est tout aussi réel.
M. P. – Je pense que GIRLFRIEND EXPERIENCE, c’est aussi apprendre à voir les choses autrement et peut-être à être un peu moins jugeant envers les autres, et envers nous-mêmes. Il y a beaucoup de pression sociale autour des relations, du mariage, des enfants. Mais quand on écoute ces voix et ces conversations très humaines, il est clair que chacun fait simplement de son mieux. Alors peut-être que la leçon à retenir est celle-ci : soyez un peu plus bienveillant envers vous-même et envers les autres. L’amour et les relations ne sont plus aussi simples qu’ils pouvaient le sembler. Il y a plus de liberté aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire que c’est plus facile.
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