Longtemps, les acteur·rices de la XR et de la création numérique ont navigué à vue : quels sont les impacts environnementaux des équipements numériques ou des infrastructures ? Quelle est l’empreinte d’une œuvre, de sa production à sa diffusion ? Questions particulièrement complexes au regard des nombreuses variables à intégrer dans des méthodes de calculs. Pourtant ces impacts sont nécessaires à estimer tant la problématique sous-jacente est puissante : la XR est-elle réellement compatible avec les enjeux environnementaux et l’écologie ? Plusieurs annonces récentes donnent une première esquisse du tableau. Voici un état des lieux, ponctué par des témoignages de professionnel·les du secteur.
Cover: FAR AWAY @ CHRONIQUES, photo Pierre Gondard
Le poids du numérique
Écrire un article sur l’éco-responsabilité et la XR est un sujet périlleux et vaste. Périlleux d’abord car peu d’études et de rapports d’impact enrichissent les connaissances scientifiques et les débats en cours. Du moins c’était vrai jusqu’à la récente sortie, en mars 2024, des livrables CEPIR (Cas d’Étude pour un Immersif Responsable) dont les travaux (bilans carbones et analyses des cycles de vie des équipements…), abordés plus loin dans le présent article, fournissent des données sur les impacts environnementaux de la XR (centrés sur la VR/AR/MR). Vaste ensuite car le préalable à toute analyse nécessite de dénouer quelques nœuds et d’aborder quelques enjeux contextuels. Il n’aura échappé à personne que depuis les accords de Paris (traité international juridiquement contraignant sur les changements climatiques), plusieurs pays, dont les Etats membres de l’UE, se sont engagés à atteindre la neutralité carbone, c’est-à-dire un équilibrage entre les émissions et les absorptions des gaz à effet de serre (GES). Un objectif pour l’écologie ambitieux au regard de la situation actuelle : en 2019 le numérique représentait environ 3,8% des GES mondiaux (source GreenIT). En 2022 à l’échelle de la France, ce chiffre était estimé à 2,5% de l’empreinte carbone du pays (source ADEME), soit légèrement plus que le secteur des déchets estimé à 2% des GES.
Et la tendance est prévue à la hausse : l’ARCEP anticipe un scénario pour l’horizon 2040 où le numérique occupe 6,7 % des émissions de GES françaises, soit 4.2 points supplémentaires par rapport à 2022. Des chiffres qui aident à comprendre l’ampleur et le poids du numérique sans pour autant le matérialiser. Les équipements numériques donnent un petit élément de réponse : dans le monde en 2019 on dénombre plus de 3,5 milliards de smartphones, 3.1 milliards de dispositifs d’affichages télévisions, écrans, vidéo-projecteurs, 1,1 milliard de box DSL, 67 millions de serveurs hébergés (source GreenIT). Le nombre de casques VR/AR en circulation dans le monde est en revanche plus difficile à estimer. Il serait, selon diverses sources, sans doute de quelques dizaines de millions. Tous ces chiffres sont essentiels pour poser un premier cadrage au sujet et donne une perspective d’évolution future. D’autant que les progrès en matière d’IA générative combinée à la XR devraient faire exploser les usages et avec les GES émis (hausse des infrastructures, des GPU…). Estimation à la louche : une hausse d’environ 80 % des émissions mondiales de GES dans les prochaines années (source The AI Threats to Climate Change).
Les GES, un indicateur limité
Encore faut-il accepter le postulat que l’empreinte environnementale se mesure à partir des gaz à effet de serre émis, alors qu’ils ne sont qu’un indicateur relatif. En effet, les scientifiques favorisent une approche transversale et une grille d’analyse à partir des 9 limites planétaires dont le climat n’est qu’une seule des composantes (parmi l’érosion de la biodiversité ; la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore ; le changement d’usage des sols ; le cycle de l’eau douce…). Il est par ailleurs nécessaire d’évoquer que les ambitions de décarbonation amènent également à des orientations politiques fortes pour l’écologie. En premier lieu sur les origines de la production énergétique vers le nucléaire ou non (en France, il représente une bonne part du mix énergétique).
Néanmoins comme le précise Amaury La Burthe, cofondateur de Novelab (qu’il a depuis quitté) et également l’un des initiateurs CEPIR : “Le carbone est une donnée déjà très documentée et fiable. On connaît le facteur d’émission des déplacements en voiture en moyenne en France ou celui de la consommation électrique. Bien qu’incomplet pour représenter la diversité des impacts environnementaux, c’est un indicateur qui permet d’amorcer un changement de trajectoire pour les prochaines années.” Le décor est donc posé : oui le numérique représente un poids considérable dans l’empreinte écologique mondiale (poids d’autant plus conséquent dans les années à venir). Oui la problématique de l’impact est systémique et dépasse la simple question du numérique. Et oui, les données présentées seront sans doute à consolider par de nouvelles méthodes de calcul, intégrant d’autres variables que les GES.
Premiers chiffres sur l’empreinte carbone d’une oeuvre XR
Jusqu’à très récemment encore, rares étaient les études qui permettaient de tirer des enseignements structurants. Citons deux études particulièrement intéressantes. La première date de 2022 et est à l’initiative de Stereolux (à travers le Labo Arts & Techs de la structure nantaise) et du studio Chevalvert, spécialisé en design interactif. L’objectif était de s’appuyer l’installation FAR AWAY (composée de 12 totems lumineux et cinétiques réagissant aux mouvements des publics) pour mesurer la contribution d’une œuvre numérique au changement climatique et également sur d’autres ressources (eau, minerais…). Cette étude a pour particularité de prendre en compte le cycle de vie de l’œuvre, c’est-à-dire sa fabrication (analyse des composants et de leur provenance), son fonctionnement (consommation électrique) et sa diffusion sur des festivals et événements (transport, montage, démontage…). Quelques données instructives ressortent de la synthèse (à lire en intégralité). Notamment de l’importance des éléments électroniques (LEDs, cartes électroniques, capteurs…) dans l’impact environnemental. “J’ai été étonné par l’impact que pouvait avoir de toutes petites pièces. Les composants électroniques ne représentent qu’environ 1,5 % de la masse totale de l’œuvre, mais contribuent à hauteur de 18 à 65 % de l’impact environnemental, ce qui est considérable. L’intégralité ou presque de ces composants sont fabriqués en Chine, ce qui alourdit fortement leur impact (transport, mix énergétique…). Même les composants vendus comme étant européens, sont, certes, assemblés en Europe, mais les pièces restent issues de Chine. Il n’y a donc pour le moment pas de solution d’approvisionnement plus sobre écologiquement parlant à ma connaissance.” témoigne Stéphane Buellet co-fondateur du studio Chevalvert (source HACNUMedia). Autre donnée importante : la deuxième empreinte GES de l’installation provient du transport de l’œuvre et de sa diffusion. Elle est estimée à environ 3 tCO₂e au cours de son cycle de vie, l’équivalent d’environ 13 000 kilomètres en voiture.
La seconde étude, CEPIR (Cas d’Étude pour un Immersif Responsable) révélée en mars 2024 et impulsé par Tiny Planets, Novelab et La Coopérative Carbone, apporte de nouveaux éléments sur l’empreinte environnementale due à la conception-production-diffusion d’une œuvre XR. Deux œuvres VR ont ainsi été étudiées entre 2019 et 2022. La méthode de calcul des impacts écologiques a été établie en aval de la conception-production-diffusion de l’œuvre UMAMI, mais en amont de celles d’OKAWARI. Les données recueillies à partir de cette dernière oeuvre sont particulièrement intéressantes : hors déplacement des festivalier·es (l’installation était programmée à Venice Immersive, à Lumières sur le Quai, à l’IFDA et à la Cité des Sciences), les 4 principales émissions de GES sont réparties comme telles : 26% sur la consommation énergétique et le bâtiment. 26% sur l’hébergement et la restauration des membres de l’équipe. 20% sur les déplacements. 18% sur le numérique et l’informatique. Le reste étant réparti sur diverses dépenses de fonctionnement. L’étude CEPIR intègre néanmoins une méthode de calcul plus originale en ajoutant le déplacement des festivalier·es ayant vu/expérimenté Okawari VR. Amaury La Burthe explique que “si un·e festivalier·e venait de Montréal et qu’il·elle voyait 10 œuvres, on attribuait 1/10 de son empreinte festivalière à l’impact de l’œuvre.” Ce nouveau périmètre – distinguant bilan carbone et empreinte carbone (la somme des émissions produites et des émissions liées aux produits importés et consommés) donne une nouvelle coloration aux données. Les déplacements des festivalier·es représentent alors 78% du Bilan Carbone de l’œuvre. Soit pour le bilan complet d’OKAWARI un total de 53 t CO₂e, réparti entre une conception-fabrication de l’œuvre équivalente à 12 tCO₂e et une distribution en festivals à 41 tCO₂e . Rappelons que si l’empreinte individuelle annuelle des Français·es est d’environ 8 tCO₂e pour l’année 2022 (source ADEME), Okawari VR a la même empreinte GES que celles de 6 Français·es sur une année.
Quid des équipements ?
Parallèlement à cette analyse, on trouve parmi les livrables du CEPIR une étude portant sur les analyses des cycles de vie (ACV) des équipements liés à la XR et en premier lieu les casques VR. Les expert·es du CEPIR ont ainsi démonté 4 casques et leurs manettes, et ont mesuré les différents composants selon 16 critères environnementaux (changement climatique, épuisement des ressources abiotiques, acidification, écotoxicité eau douce, toxicité humaine, émission de particules fines…). Pour éviter d’éventuelles contestations et de poursuites judiciaires ces casques ont été anonymisés. Il en ressort néanmoins un facteur différenciant à souligner, celui de la technologie utilisée. Certains casques VR sont équipés d’un écran LCD, d’autres d’un écran OLED. Quelques enseignements préalables sur les composants : la dalle LED représente la majorité des impacts environnementaux d’un casque. Les facteurs d’émissions additionnels, tels que les batteries, les manettes VR ou les terminaux (box internet, ordinateur, etc) ont également été investigués avec de multiples données de gCO2e/heure. Cela représente également un calcul complexe au regard des types de production d’électricité carbonée ou non et révèle là encore de très fortes disparités entre les pays autour du globe. In fine, voici les deux données à retenir sur l’empreinte carbone de la fabrication et la distribution des équipements : un casque VR écran LCD (ainsi que 2 manettes) représente près de 50 kgCO₂e/pack. Un casque VR écran OLED (ainsi que 2 manettes) représente 92 kgCO₂e/pack. En outre, chaque casque VR et ses manettes consomment en moyenne l’équivalent de 27 litres de pétrole et environ 100 m3 d’eau en moyenne, soit l’équivalent de la consommation annuelle de deux Français·es. Notons que les chiffres données par Apple, à propos du dernier Apple Vision pro, sont encore bien au-delà des estimations des données du CEPIR et tablent à environ 335kgCO₂e au total dont 207,7 pour la fabrication seule (source Apple). Cela s’explique probablement par la définition des écrans et le nombre important de technologies intégrées dans ce casque.
Ces chiffres sont sans doute peu parlant sans les contextualiser et les croiser avec les futurs scénarios. S’appuyant sur des rappors scientifiques (ITU), CEPIR estime que le budget carbone individuel en 2030 pour le numérique et pour maintenir les objectifs de durabilité est de 53 kgCO₂e/habitant /an tout compris (terminaux, centres de données et réseaux) ! Un scénario dans lequel le budget individuel est le même à l’échelle mondiale. Autrement dit, un·e consommateur·rice qui ferait l’achat d’un seul casque VR écran LCD en 2030 verrait son crédit carbone pour le numérique épuisé pour une année entière.
D’autres effets rebond à prévoir
La problématique de ces équipements s’alourdit d’autant plus au regard de l’obsolescence des matériaux, de la difficulté de maintenance et du manque de filière de recyclage. ““Les casques ont une durée de vie trop courte et la technologie n’est pas encore arrivée à un stade de maturité : elle évolue en permanence et pousse à la sortie de nouveaux équipements tous les 2 à 4 ans. Certain·es acteur·rices de la XR essaient de réparer et maintenir leur parc de casques usagés à partir de pièces récupérées sur d’autres casques, mais il n’y a aucun moyen d’avoir des pièces détachées. Cela ne va pas bien loin car rien n’est structuré.” commente Marc Lopato, co-fondateur de Diversion cinema, diffuseur et distributeur d’œuvres VR.
D’autres effets rebond sont également à observer. A commencer du côté des infrastructures. Laurent Chicoineau, directeur du Quai des Savoirs à Toulouse qui accueille régulièrement des dispositifs VR et organise en 2024 l’exposition IA : Double-je, évoque un point intéressant. “L’un des problèmes du numérique c’est que les besoins d’infrastructures ne sont pas proportionnels aux usages, ils sont exponentiels. Il faut assurer un service continu en cas de panne de réseau, de câbles sectionnés. Le numérique multiplie les infrastructures pour répondre au principe de résilience.” Autrement dit : plus il y a de numérique (dispositifs XR, équipements etc…), plus il y a d’infrastructures. Enfin, certains postes d’empreinte écologique se prolonge même après l’arrêt d’une diffusion d’une œuvre XR. C’est un paradoxe pointé par Amaury La Burthe et Landia Egal (co-fondatrice de Tiny Planets) qui expliquent que “la BNF oblige à délivrer des exécutables et stocker les œuvres financées par le CNC. Ce stockage, cette conservation, est un poste carbone qui ne s’arrêtera jamais. C’est un problème sur lequel il y a peu de solutions.”
Un constat… et ensuite ?
Loin de clouer au piloris les acteurs de la XR – d’autant plus qu’il est toujours peu aisé d’évaluer les impacts sociaux sur la construction de nouveaux récits collectifs – ce constat général et les études citées posent le cadre à la suite logique des choses : comment mesure t-on les contributions positives et négatives dans la XR pour l’écologie ? Comment orienter les politiques publiques (dans le domaine numérique, culturel…) en s’appuyant sur des choix éclairés ? Comment structurer le secteur de la XR et l’accompagner dans sa transition environnementale ? Quelles actions concrètes ? Ces quelques questions, dont plusieurs livrables CEPIR (rapport ‘La XR à l’horizon 2030. Projection dans les futurs possibles ou “Le guide des bonnes pratiques”…) apportent déjà une réponse, feront l’objet d’un second article à paraître prochainement sur XRMust.
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